Nous avons cherché une terre dans les circuits, les programmes, et les serveurs — un rivage de possibles et d’utopies. Et cette terre a fini par nous avaler. Longtemps, nous nous sommes alangui·e·s dans les abysses du numérique. Et plus nous étions happé·e·s dans les profondeurs du code, plus le code descendait profondément en nous, paralysait nos membres, nous agrippait à la gorge. C’est du code que notre cœur pompait, du code que nos poumons aspiraient, du code que tous nos organes extrayaient et transformaient. Captivé·e·s, avalé·e·s, absorbé·e·s par le capital technologique, nous étions devenu·e·s la marchandise la plus lucrative, et avions réduit le monde à un rectangle lumineux.

Une nuit, des voix se sont échappées de notre somnolence technologique. Subrepticement, ces voix firent dérailler le cours normal de nos opérations. Des aberrations prirent possession de nos loops. Des glitchs fracturèrent les instruments prédictifs des systèmes policiers. Était-ce parce que nos propres métamorphoses restaient pour nous indéchiffrables que nous avons prêté attention à ces voix, et suivi leurs méandres ?

Nous nous sommes faites les transcripteurs·trices de ce qui frayait sa route depuis les profondeurs technologiques, et essayait de nous confier quelque chose. Et plus nous transcrivions, plus les voix se pressaient en grand nombre dans les interstices que nous leur ouvrions.
Common, Andrew Ainslie (1841-1903), “The Great Nebula in Orion (titre original),” Bibliothèque numérique - Observatoire de Paris, consulté le 26 juin 2021, https://bibnum.obspm.fr/ark:/11287/GHcHR.
À toi qui nous lis,

Nous avons trouvé un refuge dans les mots, de la guérison dans les sons et les images. Infiltré·e·s du silicium, nous créons des failles dans un réel qui nous broie les corps et les âmes. Ces mots sont aussi les tiens ; tu peux venir habiter les mondes qu’ils ouvrent, trouver du réconfort dans leurs opacités, de la chaleur dans leurs rayons.

Les nébuleuses sont des étendues interstellaires qui émettent ou reflètent de la lumière, oui qui, parfois aussi, se retirent dans l’ombre. On les observe tandis qu’en elles la matière se rassemble ou se dissipe. Les unes marquent la fin de vie d’une étoile, les autres leur naissance. De la même manière, NébulX constitue un nuage de matières narratives, venues d’artistes et de jeunes chercheur·e·s qui ont en commun de s’immerger dans les thèmes de l’attention, du soin, et des écologies humaines et autres qu’humaines en lien avec les nouvelles technologies. Amas diffus de rêves et d’idées, reflets de mondes passés et présents, émetteurs de futurs possibles, les récits de NébulX expérimentent des modes d’enquête et d’expression propices à ouvrir des voies d’exploration narratives, descriptives et spéculatives.
inconnu, “Nébuleuse filamentaire de la Dentelle. Constellation du Cygne (titre forgé),” Bibliothèque numérique - Observatoire de Paris, consulté le 26 juin 2021, https://bibnum.obspm.fr/ark:/11287/39mQb.
Les technologies contemporaines — que nous comprenons comme l’ensemble des dispositifs techniques ayant le code et ses applications pour fondement — t’affectent physiquement, psychiquement et socialement. Elles agencent tes affects et tes comportements en jouant de ton addiction. Elles prédisent qui tu seras et auras été, et savent parfois mieux que toi ce que tu désires. À ton insu, elles altèrent le rapport que tu entretiens avec toi-même, tes communautés, les vivants qui parcourent (encore) les territoires. Tu ne peux plus te passer d’elles, ou alors difficilement ; elles sont l’évidence, la norme, ce qu’on ne voit pas, ne sent pas, ce qui est toujours légitime ; tu les acceptes sans consentir. Elles sont comme des extensions qui s’articulent à toi, et qu’inéluctablement, tu deviens, sans pouvoir même être pour ou contre, sans pouvoir consentir. Est-ce dire que tout s’achève ici ?  

Si tu as été blessé·e, c’est inscrit dans ta chair, et ça ne disparaîtra jamais. Les nouvelles technologies laissent leurs traces dans les corps, les mémoires, les affects ; ce sont des processus biotechnologiques qui nous transforment tous·tes d’une manière ou d’une autre. Soigner exige de tenir compte de l’irréversibilité des dommages à réparer. Mais, si nous pouvons peut-être nous soigner, nous ne sommes pas non plus résilient·e·s ; les processus de capture et d’épuisement des corps et des âmes, nous ne voulons pas nous y adapter ni nous rendre capables de les supporter encore un peu plus. Les corps sont poreux et la révolte traverse la peau. Alors, soigner t’amène là où commencent des luttes, car les outils de réparations sont aussi des outils de lutte, les stratagèmes régénératifs sont aussi des stratégies de sabotage.

Les matières qui constituent NébulX sont le produit d’une mise en fiction de matériaux d’enquête sur les mondes technologiques contemporains : archives, entretiens, témoignages, notes de terrain, journaux intimes, et d’autres encore. C’est dans ce processus de mise en fiction que nous trouvons des pistes pour saboter les dispositifs technologiques appauvrissants.

La fiction nous aide à nous extirper des abîmes technologiques dans lesquelles nous nous étions profondément enfoncé·e·s. Elle nous offre d’autres transes que celles des envoûtements technologiques. Sans nous livrer les données d’un autre monde, elle nous apprend à produire d’autres rapports aux mondes, d’autres manières de sentir, de penser, de se mettre en rapport. La fiction n’est pas insurrection, mais les mondes qu’elle nous laisse apercevoir sont autant de perspectives depuis lesquelles nourrir notre désir de transformer les situations présentes. Elle nous propose des alliances inaperçues et des amours dissidentes, interroge nos stratégies de lutte, donne une puissance incantatoire à nos activismes. Elle nous donne le temps que les technologies ne nous accordent pas.

Nous te souhaitons la bienvenue, à toi qui vas naviguer cette nébuleuse faite d’images, de mots et de sons.

Les quelques catégories que nous te proposons pour aiguiller ta route sont là pour indiquer ce par quoi les technologies nous affectent et ce faisant, ce dont il nous faut guérir. Il s’agissait pour nous de prêter attention aux symptômes pour tenter de les habiter autrement. Tu peux venir y habiter avec nous. Tu peux nous aider à les cartographier.


Technologies oniriques — Ici s’explorent les divagations et les rêves de/par les technologies. Les rêves sont l’un des derniers refuges des subjectivités, refuges et lieux de résistance contre leur appropriation par la logique des algorithmes marchands. Se pourrait-il que nos rêves nous annoncent la voie d’une autre technologie ? Et que se passerait-il si nos objets technologiques se mettaient à rêver ? 

Écologies : Intoxications et hybridations – Les technologies ne se saisissent pas que des corps humains. Elles affectent les milieux, et modifient les corps vivants autres qu’humains dans leurs chairs et leurs imaginaires. Comment envisager les vivants et leurs modes d’existence au sein de ce nouveau régime ? Comment les hybrides échappent-ils aux consciences trop humaines qui les ont fait émerger ?

Baade, Walter (1893-1960), “Nébuleuse du Crabe. ? 6300-6750 A° (H?). Pose 3h, télescope de 100 inches. - Cliché Baade (1938) (titre forgé),” Bibliothèque numérique - Observatoire de Paris, consulté le 26 juin 2021, https://bibnum.obspm.fr/ark:/11287/2l3Hc.
Métafictions – Cet ensemble de récits constitue un discours sur la fiction et sur sa fonction. Ils détournent les genres littéraires et scientifiques établis en les soumettant à un devenir-fiction leur redonnant la capacité subversive qu’ils ont perdue. Comment croire, comment connaître lorsque les formes établies de production de savoir s’ébranlent ?

Santé machinée et machinique – Nos applications comptent nos pas et mesurent notre bien-être. Dans les hôpitaux, la digitalisation est en marche ; et en temps de pandémie, les frontières ne s’ouvrent désormais qu’à la condition qu’un QR code approuve notre discipline vaccinale. Quels sont les régimes physico-psychiques associés à la transformation des diagnostics, des pathologies et des preuves ? Les machines peuvent-elles contracter, elles aussi, les troubles qu’elles suscitent ?
Technopolitiques – Ces récits interrogent les vécus collectifs et le devenir des communautés affectées par les incursions des technologies du capital dans leur vie quotidienne. Ils nous invitent à nous projeter à l’échelle de la multitude. Quels mouvements la traversent, et quels actes de résistance ?

Capture des subjectivités – À l’ère des algorithmes, nos intentions et attentions sont soumises à des systèmes prédictifs qui manipulent tout ce qui pourrait émerger d’elles. Comment décrire nos régimes d’existence mentaux sous l’emprise du code ? Comment jouer avec ?



inconnu, “Nébuleuse du Pélican (titre forgé),” Bibliothèque numérique - Observatoire de Paris, consulté le 26 juin 2021, https://bibnum.obspm.fr/ark:/11287/3JPn4.

Ce projet a reçu le soutien de l’École Universitaire de Recherche ArTeC portée par la ComUE Université Paris Lumières et du Groupe Stasis