Ceci n’est pas une fiction
![]()
Mais le pire, voyez-vous, il faut que je le dise
avant de dérouler les critères, la partie est perdue, parce qu’ils sont déjà
fondus dans les populations, dans nos vies courantes, ils sont en nous et
autour de nous, ils sont dans le substrat, à l’ombre des murs et dispersés avec
le pollen, il n’y a qu’à voir le temps qu’on passe à être satisfait de soi, à
écraser les autres, à se croire original, à ne pas penser, à se revêtir de
mille teintes derrière les yeux et à rester enfermés entre soi, entre pucés,
défigurés, vitreux, pris au jeu du beau milieu.
Un jour, je me suis fait virer d’un groupe de réflexion sur les imaginaires du futur. Comme j’avais signé une clause de confidentialité, je n’ai rien pu dire. C’est fou l’effet de frustration. Ça devient une obsession. Un truc qui dévore de l’intérieur et qui ne cesse d’autant plus violemment de vous dévorer qu’il est impossible de le partager. Dix ans plus tard, je retrouve le massacre au fond de moi. Si je me mets à y penser, je revis tout. Le sentiment d’injustice. La révolte d’avoir été spolié de mon travail. La colère. L’humiliation de la mise à l’écart, et cette angoisse d’être seul pour y faire face. Nous vivons avec cette impression que le futur qui éclot, c’est du spontané, que ça vient de nous, dans une sorte d’élan de l’histoire qui englobe tout. Mais non. C’est piloté. Suggéré. Le sommet induit. Il sélectionne. Bien sûr, il faut que des gens obtempèrent. Entérinent. La seule solution que j’ai trouvée pour me récupérer, c’est la fiction. Raconter sous forme de fiction. Dans la fiction, je peux être un parjure. Au diable les clauses de confidentialité ! Mes peurs se diluent. Toute la valeur de la fiction est qu’elle n’en est pas une. Elle tient à ce que, dans la fiction, je peux être déloyal. J’étale mes couardises. Je ne suis pas très courageux.
C’est marrant, parce que, deux ou trois fois dans des colloques, j’ai présenté très sérieusement les résultats de mon étude. Et, à la fin de ma présentation, je disais que c’était de la fiction. Là, les collègues s’énervaient. Ils y avaient cru, et, d’un seul coup, c’est comme si je leur tirais le tapis de sous les pieds. Ils avaient l’impression de perdre tout contact avec la réalité. Les collègues sont bizarres, ils ne savent rien de la puissance de la fiction. De la réalité de la fiction. Plus réelle que le réel. Il suffit de raconter.
Donc, je raconte.
Dans les années 2010 à 2012, j’ai fait partie d’un groupe dont le but était d’imaginer le monde de 2050. Nos poussées d’imaginaires étaient envoyées dans les fab labs des financeurs. À l’élaboration de ce futur participaient de gros industriels des secteurs de l’automobile, des nouvelles technologies de communication, de la réalité virtuelle et des simulations 3D, du luxe, du jeu vidéo et des transferts du militaire vers le civil. Les industriels étaient à la fois les financeurs et les pourvoyeurs de contenus créatifs sur les visions de l’avenir. D’autres intervenants comme des artistes, des propectivistes, des chercheurs, les secondaient. Nous étions en tout une centaine de personnes à contribuer. Nous nous réunissions régulièrement pour des séminaires de créativité où nous produisions des dessins, des récits, des pitchs, des pièces de théâtre, des sculptures vivantes, des rêves éveillés, des poèmes, des scénarios, des vidéos expérimentales sur le monde de 2050.
J’avais été invité en tant que sémiologue et sociologue. Je devais à la fois observer le processus de travail et analyser le contenu des productions. Parfois, j’y contribuais. J’adoptais alors une posture connue sous le nom d’observation participante. Je me rappelle avoir co-écrit avec un autre participant une nouvelle autour d’un doudou du futur. Elle se perdit dans les méandres des industriels qui se réservaient le droit de puiser dans cette manne pour inventer de nouveaux services, produits, technologies, concepts, slogans.
À l’été 2012, la direction m’a demandé de présenter ma recherche. J’ai écrit un rapport sur tous les récits et images du futur élaborées pendant les deux ans qui venaient de s’écouler. Un disque mémoire m’avait été livré dans une enveloppe matelassée avec toutes les productions qui s’élevaient à plusieurs milliers.
J’ai envoyé ce rapport à la direction du think tank le 10 octobre 2012.
À partir de cette date, je n’ai plus reçu aucune convocation, ni pour le comité opérationnel auquel j’appartenais, ni pour les séances de créativité où j’intervenais. Mon rapport était enterré, et moi, de facto, je sortais du circuit.
Le travail existe. C’est un document. Je ne l’ai pas fait circuler. Il reflète l’imaginaire dans lequel les industriels se projettent. Le plus intéressant est sans doute ce qui a posé problème, dont je ne sais rien puisqu’aucune justification ne m’a été donnée. Mon rapport n’était pas malveillant, mais ce qu’il renvoyait n’a pas plu. J’avais placé un miroir derrière les industriels. Ils avaient été horrifiés quand ils s’étaient retournés. Une image vraie, et ils sont horrifiés. Je l’ai souvent constaté, par exemple à chaque fois qu’il s’agit de vendre quelque chose. Tant qu’on renvoie une image fausse, ça va. Le monde est un théâtre, dit Shakespeare. Pourtant, j’aime le théâtre.
Qu’est-ce qui les affola ? Je trouve qu’ils ont les nerfs fragiles. J’avais mené mon travail comme d’habitude, en annotant les contenus. Les critères de description se stabilisèrent petit à petit. J’avais procédé ainsi souvent dans le passé. Le directeur du groupe de réflexion avait été le président de mon jury de thèse. Il connaissait mon travail. C’est pour ça qu’il m’avait invité. J’ai produit des dizaines d’articles, des livres, une habilitation à diriger des recherches, où je mets en application la même méthode d’analyse sémiologique. Ma théorie – si théorie il y a – est ancrée sur le terrain. Elle est fondée sur des descriptions minutieuses, des études de cas, des pièces à conviction. J’ai beaucoup analysé de grosses collections de supports hétérogènes, qui mélangent des textes, des sons, des images. J’ai été pendant des années critique de théâtre dans une revue féministe qui s’appelait Lunes et qui parlait des parcours de femmes dans la science, la littérature, la politique, l’histoire, l’art. J’aime parler des œuvres des autres. Un de mes maîtres est Siegfried Kracauer, le sociologue de la culture qui a étudié le cinéma, la vie quotidienne et le monde du travail dans l’Allemagne de Weimar.
Je pense qu’il y a un enjeu colossal à comprendre comment procèdent ceux qui forgent le monde. Sur quels imaginaires ils se basent. Ce qu’ils nous fourguent. Comment ils nous acclimatent. Et si nous n’étions pas d’accord ? Le secret qui les entoure est un problème. Le fait accompli ne vient pas des gens. Ils disent que les gens, c’est la demande. Mais la demande n’est pas les gens.
Je tiens à préciser que je ne suis pas du tout un tenant du complot. Je pense que nous vivons dans des sociétés où nous pouvons nous informer. La vérité peut triompher. Nous ne sommes pas si facilement manipulables. Je raconte juste ce qui s’est passé. Je n’en tire aucune conclusion. Je révèle un imaginaire. Il provient, c’est un fait, des entreprises et des experts, artistes, chercheurs qu’elles engagent. J’ai participé. Je ne suis pas meilleur que les autres. Dans notre production n’intervenait aucun impératif de productivité, de rationnalisation. Non, c’était nos pures projections imaginatives que nous livrions. Nos désirs, souhaits, envies, sans barrière. Nous étions libres. Dès que des mots en ont témoigné, ils se sont dits ça craint.
Pourquoi cette terreur soudaine ? Est-ce force ou faiblesse ? L’argile du colosse a-t-elle tremblé ? Je ne crois pas. J’en suis à faire des suppositions. C’est ça qui est dur. Je crois plutôt que mon rapport était insignifiant. Il ne vaut rien. Je m’imagine qu’ils ont eu peur. Mais c’est un fantasme de petit qui, lui, a peur, et qui croit qu’au-dessus, pareil, en miroir, ils ont peur. Mais ils n’ont rien à faire d’un fantasme. J’y ai mis trop de moi. Ils veulent du sens. Ils m’ont éliminé parce qu’il n’y avait aucun sens à ce que je reste parmi eux. Ils n’ont pas tremblé.
Pourtant, quand même, il y a un problème. Par exemple, le monde de 2050 était imaginé avec un retour de l’esclavage. Sans contrainte, sans aucun impératif économique en surplomb, en pur mode j’imagine le futur, il ressortait qu’une grosse part des imaginaires des industriels, artistes, chercheurs, incluait des situations où intervenaient des esclaves. Avec le mot “esclave”, littéral, employé, copieusement. Ce n’était pas juste, hop là, Dick l’artiste qui nous brosse un monde dystopique de cyborgs enchaînés. Non, non. De vrais chefs de produits, développeurs, marketeurs, ingénieurs, artistes, prospectivistes, techniciens, scénaristes, nous ouvraient la boîte de leur imaginaire. Et sous le couvercle, grouillait un peuple d’esclaves. Personne, à aucun moment, n’a dit Attendez, y-a pas une difficulté ? Ils repartaient élaborer leurs offres sur notre futur sans un mot.
Autre exemple. C’est peut-être moi qui suis trop sensible, qui grossis l’affaire. Je ne suis pas blindé. Parmi les participants, il y avait des représentants des services marketing de l’industrie automobile. En plein au moment de nos travaux, des modèles de voitures décapotables avec des sièges chauffants faisaient l’objet de spots publicitaires. Dans les vidéos, on voyait des cabriolets tout toits ouverts roulant dans des paysages enneigés avec des systèmes de soufflerie d’air chaud expulsé à plein régime sur les corps des passagers et dans l’air extérieur. Et le réchauffement climatique ? Nous étions en 2010-2012. Les esclaves étaient présents en foule, mais le dérèglement climatique n’était pas le sujet.
Il y a là un cynisme que je trouve effarant. Je me dis que je déconne si je me dis que ça confine au crime contre l’humanité. C’est pour ça que je le dis dans une fiction. Honnêtement, pourtant, je suis persuadé que cette assertion vaut pour la réalité. Mais je n’ai pas le courage de le dire. Pourtant, je le dis en vrai dans la fiction. J’ai moins besoin de courage dans la fiction. J’avais fortement adhéré au projet de libérer l’imaginaire en passant par le détour de l’art pour inventer le monde de demain. Maintenant, je vois l’irréconciliable.
Mon rapport que vous allez pouvoir lire rend compte de quatre traits massivement représentés dans les productions. Pour donner un aspect moins formel à ma présentation, j’ai ajouté quelques vignettes sur les entités susceptibles de peupler le monde en 2050 d’après nos travaux : les flarfs, les voshs, les follies, l’accélérateur de métaphores, le pétrel de la Réunion qu’on croyait disparu, Meine Trumpf, Psalmonella. Je clos mon étude sur deux critères dont j’ai constaté, à l’inverse, la sous-représentation. Ce qui manque est aussi révélateur que ce qui abonde. Pour la vision complète du monde de 2050 tirée du think tank, je renvoie à une autre fiction, Germinata, chez C&F éditions, 2021. À l’instant où j’écris ces lignes, je me dis que, depuis dix ans, je ne m’étais pas fait cette réflexion tellement j’avais tout gelé dans ma tête, mais la façon dont j’ai été viré correspond aux modes opératoires dominants tels que nous les décrivions pour 2050. En fait, ils sont déjà là : pas de discussion, mépris pour le travail, brutalité, divergences à la suite de quoi on rentre chez soi, et jusqu’au silence qui est une espèce de mise en scène un peu risible du pouvoir. Comme quoi le futur parle du présent. C’est décevant, mais c’est comme ça. On aligne le futur sur un exercice du pouvoir déjà là. Alors, autant aller au bout, dire le bout de ce qui est déjà là en mettant des matériaux non fictionnels, dire le façonnage les identités, le repli sur soi, la violence des relations, les jeux de masques et la différenciation sans fin dans la course à l’innovation d’une stabilité tragique et d’un technocapitalisme qui s’allie à l’art pour nous en mettre plein la vue, comme Fred Turner le décrit si bien dans “L’art chez Facebook, une infrastructure esthétique pour le capitalisme de surveillance” (in L’usage de l’art, de Burning man à Facebook, C&F éditions).
Me reprendre après la maladie dans une cure thermale à base d’imaginaire, voilà de quoi il s’agit. Je suis peut-être trop prosaïque, trop critique aussi, mais je ne vais pas reculer. Présent ou futur, d’ailleurs, on s’en fout, dix ans plus tard pas grand chose n’a changé, tenez, vendredi dernier, fallait voir comment tout le monde a évité les mots qui fâchent, autre manière de se calfeutrer chez soi, vendredi dernier donc, ce coup-ci j’ai appris, j’ai fermé ma gueule, on apprend dans la vie. Réunion de clôture d’un programme de recherche de huit ans en présence du financeur et des six organismes contractants. Gros budget, mais une caricature de ce qui fait fuir les chercheurs et renoncer les jeunes, motivés au départ et cassés à mi-parcours. Pendant une heure quarante minutes ne prennent la parole que les gros bonnets qui ne connaissent pas le travail, n’étaient pas sur le terrain. Puis, il reste vingt minutes, en fin de réunion, à la va-vite, pour celles et ceux qui ont fait le boulot, autant dire rien du tout : on ne parle pas des avancées réelles, des passions qui guident la recherche. Côté financeurs, il n’est question, parmi les critères d’évaluation, que de la triade carto / techno / computatio. Carto : qu’est-ce qui peut être visualisé dans des cartographies, dans des tableaux, dans des schémas, avec des flèches et des bulles ? Techno : qu’est-ce qu’on a réussi à faire faire par un logiciel ?, qui reste une boîte noire. On ne dit rien sur son usage réel. Le baratin sur les logiciels est effarant. Ils font toujours mieux que ce qu’on faisait avant sans logiciel ou avec d’autres logiciels, ce qui est faux. Computatio : qu’est-ce qui peut être mis en chiffres ? Tout le qualitatif, tout le relationnel, tout le singulier, toutes les véritables innovations, toute la réalité du terrain, ce qui en est remonté, par exemple le rapport à la mort, les affects, les doutes sur les identités, les expérimentations, les révoltes, sont écrasées : ce qui va de pair, bien sûr, avec la mise au rencard des personnes qui ont fait le travail. Et justement, du côté des personnes qui ont fait le travail, il n’y a qu’allégence. Le peu qu’on dise valide le process. Pas de vague, même quand le commanditaire dresse un nombre total de publications pour les six prestataires du programme inférieur au nombre de publications d’un seul des prestataires, ou qu’il fait le reproche d’un manque d’enquêtes, alors qu’il y a eu des enquêtes. Les chefs n’ont pas communiqué les résultats réels, les efforts réels, les succès réels de leurs équipes.
Sur ces dysfonctionnements, personne ne moufte.
Pourquoi ? Parce que l’enjeu est de se donner toutes les chances de décrocher un prochain contrat auprès de l’organisme financeur. Personne n’a intérêt à se mettre mal avec personne. Alors, on se serre les coudes : les opérationnels avec les chefs, les chefs avec les grands chefs, et les grands chefs entre eux arrondissent les angles. Il y a un tel éloignement du terrain que c’est comme le comptage des morts, des cartouches, des popotes et des mètres carrés perdus pendant la guerre 14, ou comme la déroute de 1940 avec son lot de transmissions fautives et sa logistique de merde : la réalité du terrain n’est pas connue, il se produit une accumulation d’erreurs, la stratégie se fait en chambre entre incompétence et colossal mépris pour la base. Tout ce qu’on trouve, c’est de collaborer avec l’ennemi. Sinon, on passe en jugement ceux qui résistent. Le travail n’est pas pensé. Étrange défaite qui, pourtant, sauve les apparences d’une magnifique victoire.
Je sais, je l’ai promis, je devrais vous livrer le rapport qui m’a valu mon congédiement. Mais avant, puisqu’on en parle, de ce que je disais tout à l’heure, que le futur parle toujours du présent, je suis ébahi que nos collectivités laissent prospérer les programmes spatiaux quand c’est sur terre que nous avons des problèmes à résoudre incroyablement difficiles. Ce qui devrait être notre obsession : la réduction des déchets, le recyclage du maximum, la lutte contre la chute de la biodiversité, le rechauffement climatique, et pendant ce temps Musk et d’autres agences dépensent des capitaux faramineux pour aller dans l’espace en continuant à polluer la terre et à la rendre encore plus inégalitaire et inhospitalière. Bien sûr, c’est fou. Parce que sur Mars, s’il faut aller sur Mars pour se sauver des périls terrestres, il est évident que l’humanité ne tiendra pas longtemps. Les conditions de vie dans l’espace sont ce qu’il y a de pire. On peut, oui, transformer la planète terre en quelque chose qui ressemble à Mars, on ne peut pas faire pire sur le plan physique. La seule chose à fuir sur la terre qui pourrait être mieux ailleurs, c’est l’humanité. L’humanité qui fuit l’humanité et se donne quelques années de répit, voilà le programme spatial, qui “nourrit un imaginaire de la catastrophe qui en efface l’inéluctabilité pour envisager des échappées grâce auxquelles il est désormais possible que tout, en effet, continue comme avant” (in Collectif Stasis, Soigner la technologie?, Montréal, co-édition Collectif Stasis / GRIP-UQAM (Groupe de recherche d’intérêt public - Université du Québec à Montréal), 2021, p.190).
Vous allez penser, ô mes amis, que je verse du côté “des pédés rouges et des khmers verts” – car c’est ainsi que vous vous exprimez sur vos réseaux sociaux à propos d’une élue, “Kim Jong Anne”, “la harpie avec ses hordes de pédés rouges et de khmers verts” – et vous parlez de “Nazi Land” à propos de la France au temps du Covid, et, ô mes amis, une autre fois, vous m’avez traité de “pétainiste” parce que je voulais négocier. Je ne peux même pas vous inviter à mes groupes de dialogue. Quand je vous en parle, vous me traitez de “blabla diversité blabla dialogue”. Il y a un an, vous demandiez des faits sur le réchauffement climatique, car vous êtes très remontés contre les scientifiques qui parlent de réchauffement climatique, et en 2021 vous défendez le diésel, et je disais que, c’est un fait, les myrtilles sont remontées de cent mètres sur les pentes des montagnes. Quelques échanges plus loin, je pleurais et demandais grâce. Un an plus tard, vous êtes encore sur whatsapp à vous foutre de ma gueule : “Je ne sais plus si je te l’ai dit, il y a une tarte aux myrtilles très correcte chez Picard, pour 6 Euros. Tu le savais, ça ? Moi la myrtille, je la préfère en confiture. Les multiples obédiences de la myrtille, ça pourrait être un titre. Avec un avertissement : la myrtille tue. Hi hi. Avec cettte passionnante question : létalité comparée du homard et de la myrtille. Hé hé”. Plusieurs fois, vous m’avez fait pleurer. Ô mes amis diplômés des plus “hautes”, “grandes” et “supérieures” écoles, vous êtes la honte et la lie de la pire engeance de l’histoire de l’humanité. Vous êtes, du haut de vos évidents privilèges, à semer le mépris et la guerre. Parce que vous êtes les plus armés, vous devriez prendre de la hauteur, mais non, vous en rajoutez du côté de l’intolérance. Vous n’êtes jamais sorti du bizutage et de l’exclusion méchante des différents que vous pratiquiez dans vos classes préparatoires et sur vos campus. Vous êtes encore, quarante ans plus tard, le nez sur vos tableaux de chiffres. On vous a sélectionnés pour ça et vous continuez à les remplir en croyant que c’est ça le réel et que ça vous donne le droit de suinter le mépris. J’ai honte.
Je suis désolé, je m’enfonce dans une spirale négative. À côté, mon rapport, que je voulais reproduire ici, paraît guilleret. C’est moi qui ne sais pas m’y prendre, mais c’est aussi que je travaille à côté, et si je vais au bout de ce travail qui m’occupe depuis ces plus de dix ans écoulés depuis ma sortie du think tank, je dois me rendre à l’évidence, c’est bien pire que dans mon rapport. Mon rapport, à côté de là où on en est aujourd’hui, fait des ronds de jambes dans un bassin à vagues de Disney Land, car les crises dans lesquelles nous nous enfonçons, eh bien ce climat de crises sert surtout à ne pas traiter les vrais problèmes, et je ne fais pas allusion au Covid, mais à comment les leaders nous en remettent sans arrêt des couches du côté de la catastrophe et de la crise. Mais, la vraie catastrophe et la vraie crise, c’est que le discours de catastrophe et de crise ne sert qu’à ne pas traiter les vraies catastrophes et les vraies crises que nous nous attachons à ne surtout pas voir en face.
La catastrophe et la crise, c’est qu’on en revient à toujours faire plus du même grâce au discours de catastrophe et de crise duquel, au final, on nous vend toujours que nous ne pouvons sortir.
Vous allez dire que je rêve ?
Je prends un exemple. Attali, prince des conseillers et conseiller des princes, éminence grise de plusieurs présidents de la République, ancien président de banque lui-même, auteur de plus de soixante cinq livres (comment c’est possible ? pourtant il n’est pas Voltaire), nous prévient que, bientôt, dans le monde, il n’y aura plus de “pilote” et “même plus de cabine de pilotage”. Lui qui, depuis quarante ans, est dans la cabine de pilotage, nous révèle que le crash est là : “le Mal semble partout l’emporter”, “Partout règnent le favoritisme et la corruption”, “Les gouvernants ont et auront de moins en moins de pouvoir”, les entreprises “ne rassemblent plus que des effectifs de passage, mercenaires déloyaux, jusqu’au plus haut niveau de leurs états-majors”, “achevant de détruire les états”, “On assistera à l’explosion de la commercialisation des femmes et des enfants”, “Tous les filets de sécurité se déchirent”, nous sommes en train de vivre l’équivalent de “l’obscur et terrifiant XVe siècle”, celui des guerres, des épidémies, de l’intolérance, des “seigneurs de la guerre”, des “chefs mafieux”, des “fondamentalistes religieux”, “Le monde ressemblera de plus en plus à ce que fut la Somalie à partir de 1991”, “Le monde est dangereux et le sera de plus en plus : la violence rôde partout”, “Il n’y a rien à attendre de personne”. D’où conclusion imparable : on ne peut plus compter que sur soi dans un monde insupportable, “il est temps pour chacun de se prendre en main”, de “prendre le pouvoir sur sa propre vie”, de rejoindre les rangs de ceux qui pensent que “leur vie peut devenir une œuvre d’art” et, surtout, “ne rien attendre des autres”. Projet qui prend l’allure d’une “quête narcissique de soi”, reconnaît l’auteur. Et voilà l’individu-roi qui ne lâche rien. Le problème le plus profond de la modernité, les Ego en lutte, centrés sur leur réussite, cherchant plus et toujours plus, avec leur petit clan de semblables à l’assaut des ressources, clôturant les terrains, s’installant dans la stratosphère, colonisant le microscopique, saccageant les conditions de vie, voilà que le Mega Extracteur en chef, l’Ego-roi, qui est le problème, reste la dernière solution que nous vend l’élite, Attali en l’espèce, mais aussi bien les autres, les Musk, les Trump, etc., sans jamais se laisser effleurés par l’idée que, peut-être, si le monde est à fuir, ils y sont pour quelque chose. Avec de tels tours de passe-passe, sûr que nous allons continuer comme avant. Sûr que l’agriculture 4.0 et le saut dans l’espace ne vont rien changer à l’hégémonie sans fin de l’Ego, jusqu’à ce qu’il craque de l’intérieur, fissurant sa propre logique.
Alors, tant pis pour mon rapport. Je n’ai plus l’envie ni la place. J’explore l’hypothèse d’une grande germination, qu’elle puisse prendre le relais de la grande extinction, ce qui est jouissif et pas du tout pragmatique, sauf à reconnaître que l’esprit peut s’appliquer dès aujourd’hui à de petites choses, comme par exemple, demander aile-moi comme dans une prière.
Un jour, je me suis fait virer d’un groupe de réflexion sur les imaginaires du futur. Comme j’avais signé une clause de confidentialité, je n’ai rien pu dire. C’est fou l’effet de frustration. Ça devient une obsession. Un truc qui dévore de l’intérieur et qui ne cesse d’autant plus violemment de vous dévorer qu’il est impossible de le partager. Dix ans plus tard, je retrouve le massacre au fond de moi. Si je me mets à y penser, je revis tout. Le sentiment d’injustice. La révolte d’avoir été spolié de mon travail. La colère. L’humiliation de la mise à l’écart, et cette angoisse d’être seul pour y faire face. Nous vivons avec cette impression que le futur qui éclot, c’est du spontané, que ça vient de nous, dans une sorte d’élan de l’histoire qui englobe tout. Mais non. C’est piloté. Suggéré. Le sommet induit. Il sélectionne. Bien sûr, il faut que des gens obtempèrent. Entérinent. La seule solution que j’ai trouvée pour me récupérer, c’est la fiction. Raconter sous forme de fiction. Dans la fiction, je peux être un parjure. Au diable les clauses de confidentialité ! Mes peurs se diluent. Toute la valeur de la fiction est qu’elle n’en est pas une. Elle tient à ce que, dans la fiction, je peux être déloyal. J’étale mes couardises. Je ne suis pas très courageux.
C’est marrant, parce que, deux ou trois fois dans des colloques, j’ai présenté très sérieusement les résultats de mon étude. Et, à la fin de ma présentation, je disais que c’était de la fiction. Là, les collègues s’énervaient. Ils y avaient cru, et, d’un seul coup, c’est comme si je leur tirais le tapis de sous les pieds. Ils avaient l’impression de perdre tout contact avec la réalité. Les collègues sont bizarres, ils ne savent rien de la puissance de la fiction. De la réalité de la fiction. Plus réelle que le réel. Il suffit de raconter.
Donc, je raconte.
Dans les années 2010 à 2012, j’ai fait partie d’un groupe dont le but était d’imaginer le monde de 2050. Nos poussées d’imaginaires étaient envoyées dans les fab labs des financeurs. À l’élaboration de ce futur participaient de gros industriels des secteurs de l’automobile, des nouvelles technologies de communication, de la réalité virtuelle et des simulations 3D, du luxe, du jeu vidéo et des transferts du militaire vers le civil. Les industriels étaient à la fois les financeurs et les pourvoyeurs de contenus créatifs sur les visions de l’avenir. D’autres intervenants comme des artistes, des propectivistes, des chercheurs, les secondaient. Nous étions en tout une centaine de personnes à contribuer. Nous nous réunissions régulièrement pour des séminaires de créativité où nous produisions des dessins, des récits, des pitchs, des pièces de théâtre, des sculptures vivantes, des rêves éveillés, des poèmes, des scénarios, des vidéos expérimentales sur le monde de 2050.
J’avais été invité en tant que sémiologue et sociologue. Je devais à la fois observer le processus de travail et analyser le contenu des productions. Parfois, j’y contribuais. J’adoptais alors une posture connue sous le nom d’observation participante. Je me rappelle avoir co-écrit avec un autre participant une nouvelle autour d’un doudou du futur. Elle se perdit dans les méandres des industriels qui se réservaient le droit de puiser dans cette manne pour inventer de nouveaux services, produits, technologies, concepts, slogans.
À l’été 2012, la direction m’a demandé de présenter ma recherche. J’ai écrit un rapport sur tous les récits et images du futur élaborées pendant les deux ans qui venaient de s’écouler. Un disque mémoire m’avait été livré dans une enveloppe matelassée avec toutes les productions qui s’élevaient à plusieurs milliers.
J’ai envoyé ce rapport à la direction du think tank le 10 octobre 2012.
À partir de cette date, je n’ai plus reçu aucune convocation, ni pour le comité opérationnel auquel j’appartenais, ni pour les séances de créativité où j’intervenais. Mon rapport était enterré, et moi, de facto, je sortais du circuit.
Le travail existe. C’est un document. Je ne l’ai pas fait circuler. Il reflète l’imaginaire dans lequel les industriels se projettent. Le plus intéressant est sans doute ce qui a posé problème, dont je ne sais rien puisqu’aucune justification ne m’a été donnée. Mon rapport n’était pas malveillant, mais ce qu’il renvoyait n’a pas plu. J’avais placé un miroir derrière les industriels. Ils avaient été horrifiés quand ils s’étaient retournés. Une image vraie, et ils sont horrifiés. Je l’ai souvent constaté, par exemple à chaque fois qu’il s’agit de vendre quelque chose. Tant qu’on renvoie une image fausse, ça va. Le monde est un théâtre, dit Shakespeare. Pourtant, j’aime le théâtre.
Qu’est-ce qui les affola ? Je trouve qu’ils ont les nerfs fragiles. J’avais mené mon travail comme d’habitude, en annotant les contenus. Les critères de description se stabilisèrent petit à petit. J’avais procédé ainsi souvent dans le passé. Le directeur du groupe de réflexion avait été le président de mon jury de thèse. Il connaissait mon travail. C’est pour ça qu’il m’avait invité. J’ai produit des dizaines d’articles, des livres, une habilitation à diriger des recherches, où je mets en application la même méthode d’analyse sémiologique. Ma théorie – si théorie il y a – est ancrée sur le terrain. Elle est fondée sur des descriptions minutieuses, des études de cas, des pièces à conviction. J’ai beaucoup analysé de grosses collections de supports hétérogènes, qui mélangent des textes, des sons, des images. J’ai été pendant des années critique de théâtre dans une revue féministe qui s’appelait Lunes et qui parlait des parcours de femmes dans la science, la littérature, la politique, l’histoire, l’art. J’aime parler des œuvres des autres. Un de mes maîtres est Siegfried Kracauer, le sociologue de la culture qui a étudié le cinéma, la vie quotidienne et le monde du travail dans l’Allemagne de Weimar.
Je pense qu’il y a un enjeu colossal à comprendre comment procèdent ceux qui forgent le monde. Sur quels imaginaires ils se basent. Ce qu’ils nous fourguent. Comment ils nous acclimatent. Et si nous n’étions pas d’accord ? Le secret qui les entoure est un problème. Le fait accompli ne vient pas des gens. Ils disent que les gens, c’est la demande. Mais la demande n’est pas les gens.
Je tiens à préciser que je ne suis pas du tout un tenant du complot. Je pense que nous vivons dans des sociétés où nous pouvons nous informer. La vérité peut triompher. Nous ne sommes pas si facilement manipulables. Je raconte juste ce qui s’est passé. Je n’en tire aucune conclusion. Je révèle un imaginaire. Il provient, c’est un fait, des entreprises et des experts, artistes, chercheurs qu’elles engagent. J’ai participé. Je ne suis pas meilleur que les autres. Dans notre production n’intervenait aucun impératif de productivité, de rationnalisation. Non, c’était nos pures projections imaginatives que nous livrions. Nos désirs, souhaits, envies, sans barrière. Nous étions libres. Dès que des mots en ont témoigné, ils se sont dits ça craint.
Pourquoi cette terreur soudaine ? Est-ce force ou faiblesse ? L’argile du colosse a-t-elle tremblé ? Je ne crois pas. J’en suis à faire des suppositions. C’est ça qui est dur. Je crois plutôt que mon rapport était insignifiant. Il ne vaut rien. Je m’imagine qu’ils ont eu peur. Mais c’est un fantasme de petit qui, lui, a peur, et qui croit qu’au-dessus, pareil, en miroir, ils ont peur. Mais ils n’ont rien à faire d’un fantasme. J’y ai mis trop de moi. Ils veulent du sens. Ils m’ont éliminé parce qu’il n’y avait aucun sens à ce que je reste parmi eux. Ils n’ont pas tremblé.
Pourtant, quand même, il y a un problème. Par exemple, le monde de 2050 était imaginé avec un retour de l’esclavage. Sans contrainte, sans aucun impératif économique en surplomb, en pur mode j’imagine le futur, il ressortait qu’une grosse part des imaginaires des industriels, artistes, chercheurs, incluait des situations où intervenaient des esclaves. Avec le mot “esclave”, littéral, employé, copieusement. Ce n’était pas juste, hop là, Dick l’artiste qui nous brosse un monde dystopique de cyborgs enchaînés. Non, non. De vrais chefs de produits, développeurs, marketeurs, ingénieurs, artistes, prospectivistes, techniciens, scénaristes, nous ouvraient la boîte de leur imaginaire. Et sous le couvercle, grouillait un peuple d’esclaves. Personne, à aucun moment, n’a dit Attendez, y-a pas une difficulté ? Ils repartaient élaborer leurs offres sur notre futur sans un mot.
Autre exemple. C’est peut-être moi qui suis trop sensible, qui grossis l’affaire. Je ne suis pas blindé. Parmi les participants, il y avait des représentants des services marketing de l’industrie automobile. En plein au moment de nos travaux, des modèles de voitures décapotables avec des sièges chauffants faisaient l’objet de spots publicitaires. Dans les vidéos, on voyait des cabriolets tout toits ouverts roulant dans des paysages enneigés avec des systèmes de soufflerie d’air chaud expulsé à plein régime sur les corps des passagers et dans l’air extérieur. Et le réchauffement climatique ? Nous étions en 2010-2012. Les esclaves étaient présents en foule, mais le dérèglement climatique n’était pas le sujet.
Il y a là un cynisme que je trouve effarant. Je me dis que je déconne si je me dis que ça confine au crime contre l’humanité. C’est pour ça que je le dis dans une fiction. Honnêtement, pourtant, je suis persuadé que cette assertion vaut pour la réalité. Mais je n’ai pas le courage de le dire. Pourtant, je le dis en vrai dans la fiction. J’ai moins besoin de courage dans la fiction. J’avais fortement adhéré au projet de libérer l’imaginaire en passant par le détour de l’art pour inventer le monde de demain. Maintenant, je vois l’irréconciliable.
Mon rapport que vous allez pouvoir lire rend compte de quatre traits massivement représentés dans les productions. Pour donner un aspect moins formel à ma présentation, j’ai ajouté quelques vignettes sur les entités susceptibles de peupler le monde en 2050 d’après nos travaux : les flarfs, les voshs, les follies, l’accélérateur de métaphores, le pétrel de la Réunion qu’on croyait disparu, Meine Trumpf, Psalmonella. Je clos mon étude sur deux critères dont j’ai constaté, à l’inverse, la sous-représentation. Ce qui manque est aussi révélateur que ce qui abonde. Pour la vision complète du monde de 2050 tirée du think tank, je renvoie à une autre fiction, Germinata, chez C&F éditions, 2021. À l’instant où j’écris ces lignes, je me dis que, depuis dix ans, je ne m’étais pas fait cette réflexion tellement j’avais tout gelé dans ma tête, mais la façon dont j’ai été viré correspond aux modes opératoires dominants tels que nous les décrivions pour 2050. En fait, ils sont déjà là : pas de discussion, mépris pour le travail, brutalité, divergences à la suite de quoi on rentre chez soi, et jusqu’au silence qui est une espèce de mise en scène un peu risible du pouvoir. Comme quoi le futur parle du présent. C’est décevant, mais c’est comme ça. On aligne le futur sur un exercice du pouvoir déjà là. Alors, autant aller au bout, dire le bout de ce qui est déjà là en mettant des matériaux non fictionnels, dire le façonnage les identités, le repli sur soi, la violence des relations, les jeux de masques et la différenciation sans fin dans la course à l’innovation d’une stabilité tragique et d’un technocapitalisme qui s’allie à l’art pour nous en mettre plein la vue, comme Fred Turner le décrit si bien dans “L’art chez Facebook, une infrastructure esthétique pour le capitalisme de surveillance” (in L’usage de l’art, de Burning man à Facebook, C&F éditions).
Me reprendre après la maladie dans une cure thermale à base d’imaginaire, voilà de quoi il s’agit. Je suis peut-être trop prosaïque, trop critique aussi, mais je ne vais pas reculer. Présent ou futur, d’ailleurs, on s’en fout, dix ans plus tard pas grand chose n’a changé, tenez, vendredi dernier, fallait voir comment tout le monde a évité les mots qui fâchent, autre manière de se calfeutrer chez soi, vendredi dernier donc, ce coup-ci j’ai appris, j’ai fermé ma gueule, on apprend dans la vie. Réunion de clôture d’un programme de recherche de huit ans en présence du financeur et des six organismes contractants. Gros budget, mais une caricature de ce qui fait fuir les chercheurs et renoncer les jeunes, motivés au départ et cassés à mi-parcours. Pendant une heure quarante minutes ne prennent la parole que les gros bonnets qui ne connaissent pas le travail, n’étaient pas sur le terrain. Puis, il reste vingt minutes, en fin de réunion, à la va-vite, pour celles et ceux qui ont fait le boulot, autant dire rien du tout : on ne parle pas des avancées réelles, des passions qui guident la recherche. Côté financeurs, il n’est question, parmi les critères d’évaluation, que de la triade carto / techno / computatio. Carto : qu’est-ce qui peut être visualisé dans des cartographies, dans des tableaux, dans des schémas, avec des flèches et des bulles ? Techno : qu’est-ce qu’on a réussi à faire faire par un logiciel ?, qui reste une boîte noire. On ne dit rien sur son usage réel. Le baratin sur les logiciels est effarant. Ils font toujours mieux que ce qu’on faisait avant sans logiciel ou avec d’autres logiciels, ce qui est faux. Computatio : qu’est-ce qui peut être mis en chiffres ? Tout le qualitatif, tout le relationnel, tout le singulier, toutes les véritables innovations, toute la réalité du terrain, ce qui en est remonté, par exemple le rapport à la mort, les affects, les doutes sur les identités, les expérimentations, les révoltes, sont écrasées : ce qui va de pair, bien sûr, avec la mise au rencard des personnes qui ont fait le travail. Et justement, du côté des personnes qui ont fait le travail, il n’y a qu’allégence. Le peu qu’on dise valide le process. Pas de vague, même quand le commanditaire dresse un nombre total de publications pour les six prestataires du programme inférieur au nombre de publications d’un seul des prestataires, ou qu’il fait le reproche d’un manque d’enquêtes, alors qu’il y a eu des enquêtes. Les chefs n’ont pas communiqué les résultats réels, les efforts réels, les succès réels de leurs équipes.
Sur ces dysfonctionnements, personne ne moufte.
Pourquoi ? Parce que l’enjeu est de se donner toutes les chances de décrocher un prochain contrat auprès de l’organisme financeur. Personne n’a intérêt à se mettre mal avec personne. Alors, on se serre les coudes : les opérationnels avec les chefs, les chefs avec les grands chefs, et les grands chefs entre eux arrondissent les angles. Il y a un tel éloignement du terrain que c’est comme le comptage des morts, des cartouches, des popotes et des mètres carrés perdus pendant la guerre 14, ou comme la déroute de 1940 avec son lot de transmissions fautives et sa logistique de merde : la réalité du terrain n’est pas connue, il se produit une accumulation d’erreurs, la stratégie se fait en chambre entre incompétence et colossal mépris pour la base. Tout ce qu’on trouve, c’est de collaborer avec l’ennemi. Sinon, on passe en jugement ceux qui résistent. Le travail n’est pas pensé. Étrange défaite qui, pourtant, sauve les apparences d’une magnifique victoire.
Je sais, je l’ai promis, je devrais vous livrer le rapport qui m’a valu mon congédiement. Mais avant, puisqu’on en parle, de ce que je disais tout à l’heure, que le futur parle toujours du présent, je suis ébahi que nos collectivités laissent prospérer les programmes spatiaux quand c’est sur terre que nous avons des problèmes à résoudre incroyablement difficiles. Ce qui devrait être notre obsession : la réduction des déchets, le recyclage du maximum, la lutte contre la chute de la biodiversité, le rechauffement climatique, et pendant ce temps Musk et d’autres agences dépensent des capitaux faramineux pour aller dans l’espace en continuant à polluer la terre et à la rendre encore plus inégalitaire et inhospitalière. Bien sûr, c’est fou. Parce que sur Mars, s’il faut aller sur Mars pour se sauver des périls terrestres, il est évident que l’humanité ne tiendra pas longtemps. Les conditions de vie dans l’espace sont ce qu’il y a de pire. On peut, oui, transformer la planète terre en quelque chose qui ressemble à Mars, on ne peut pas faire pire sur le plan physique. La seule chose à fuir sur la terre qui pourrait être mieux ailleurs, c’est l’humanité. L’humanité qui fuit l’humanité et se donne quelques années de répit, voilà le programme spatial, qui “nourrit un imaginaire de la catastrophe qui en efface l’inéluctabilité pour envisager des échappées grâce auxquelles il est désormais possible que tout, en effet, continue comme avant” (in Collectif Stasis, Soigner la technologie?, Montréal, co-édition Collectif Stasis / GRIP-UQAM (Groupe de recherche d’intérêt public - Université du Québec à Montréal), 2021, p.190).
Vous allez penser, ô mes amis, que je verse du côté “des pédés rouges et des khmers verts” – car c’est ainsi que vous vous exprimez sur vos réseaux sociaux à propos d’une élue, “Kim Jong Anne”, “la harpie avec ses hordes de pédés rouges et de khmers verts” – et vous parlez de “Nazi Land” à propos de la France au temps du Covid, et, ô mes amis, une autre fois, vous m’avez traité de “pétainiste” parce que je voulais négocier. Je ne peux même pas vous inviter à mes groupes de dialogue. Quand je vous en parle, vous me traitez de “blabla diversité blabla dialogue”. Il y a un an, vous demandiez des faits sur le réchauffement climatique, car vous êtes très remontés contre les scientifiques qui parlent de réchauffement climatique, et en 2021 vous défendez le diésel, et je disais que, c’est un fait, les myrtilles sont remontées de cent mètres sur les pentes des montagnes. Quelques échanges plus loin, je pleurais et demandais grâce. Un an plus tard, vous êtes encore sur whatsapp à vous foutre de ma gueule : “Je ne sais plus si je te l’ai dit, il y a une tarte aux myrtilles très correcte chez Picard, pour 6 Euros. Tu le savais, ça ? Moi la myrtille, je la préfère en confiture. Les multiples obédiences de la myrtille, ça pourrait être un titre. Avec un avertissement : la myrtille tue. Hi hi. Avec cettte passionnante question : létalité comparée du homard et de la myrtille. Hé hé”. Plusieurs fois, vous m’avez fait pleurer. Ô mes amis diplômés des plus “hautes”, “grandes” et “supérieures” écoles, vous êtes la honte et la lie de la pire engeance de l’histoire de l’humanité. Vous êtes, du haut de vos évidents privilèges, à semer le mépris et la guerre. Parce que vous êtes les plus armés, vous devriez prendre de la hauteur, mais non, vous en rajoutez du côté de l’intolérance. Vous n’êtes jamais sorti du bizutage et de l’exclusion méchante des différents que vous pratiquiez dans vos classes préparatoires et sur vos campus. Vous êtes encore, quarante ans plus tard, le nez sur vos tableaux de chiffres. On vous a sélectionnés pour ça et vous continuez à les remplir en croyant que c’est ça le réel et que ça vous donne le droit de suinter le mépris. J’ai honte.
Je suis désolé, je m’enfonce dans une spirale négative. À côté, mon rapport, que je voulais reproduire ici, paraît guilleret. C’est moi qui ne sais pas m’y prendre, mais c’est aussi que je travaille à côté, et si je vais au bout de ce travail qui m’occupe depuis ces plus de dix ans écoulés depuis ma sortie du think tank, je dois me rendre à l’évidence, c’est bien pire que dans mon rapport. Mon rapport, à côté de là où on en est aujourd’hui, fait des ronds de jambes dans un bassin à vagues de Disney Land, car les crises dans lesquelles nous nous enfonçons, eh bien ce climat de crises sert surtout à ne pas traiter les vrais problèmes, et je ne fais pas allusion au Covid, mais à comment les leaders nous en remettent sans arrêt des couches du côté de la catastrophe et de la crise. Mais, la vraie catastrophe et la vraie crise, c’est que le discours de catastrophe et de crise ne sert qu’à ne pas traiter les vraies catastrophes et les vraies crises que nous nous attachons à ne surtout pas voir en face.
La catastrophe et la crise, c’est qu’on en revient à toujours faire plus du même grâce au discours de catastrophe et de crise duquel, au final, on nous vend toujours que nous ne pouvons sortir.
Vous allez dire que je rêve ?
Je prends un exemple. Attali, prince des conseillers et conseiller des princes, éminence grise de plusieurs présidents de la République, ancien président de banque lui-même, auteur de plus de soixante cinq livres (comment c’est possible ? pourtant il n’est pas Voltaire), nous prévient que, bientôt, dans le monde, il n’y aura plus de “pilote” et “même plus de cabine de pilotage”. Lui qui, depuis quarante ans, est dans la cabine de pilotage, nous révèle que le crash est là : “le Mal semble partout l’emporter”, “Partout règnent le favoritisme et la corruption”, “Les gouvernants ont et auront de moins en moins de pouvoir”, les entreprises “ne rassemblent plus que des effectifs de passage, mercenaires déloyaux, jusqu’au plus haut niveau de leurs états-majors”, “achevant de détruire les états”, “On assistera à l’explosion de la commercialisation des femmes et des enfants”, “Tous les filets de sécurité se déchirent”, nous sommes en train de vivre l’équivalent de “l’obscur et terrifiant XVe siècle”, celui des guerres, des épidémies, de l’intolérance, des “seigneurs de la guerre”, des “chefs mafieux”, des “fondamentalistes religieux”, “Le monde ressemblera de plus en plus à ce que fut la Somalie à partir de 1991”, “Le monde est dangereux et le sera de plus en plus : la violence rôde partout”, “Il n’y a rien à attendre de personne”. D’où conclusion imparable : on ne peut plus compter que sur soi dans un monde insupportable, “il est temps pour chacun de se prendre en main”, de “prendre le pouvoir sur sa propre vie”, de rejoindre les rangs de ceux qui pensent que “leur vie peut devenir une œuvre d’art” et, surtout, “ne rien attendre des autres”. Projet qui prend l’allure d’une “quête narcissique de soi”, reconnaît l’auteur. Et voilà l’individu-roi qui ne lâche rien. Le problème le plus profond de la modernité, les Ego en lutte, centrés sur leur réussite, cherchant plus et toujours plus, avec leur petit clan de semblables à l’assaut des ressources, clôturant les terrains, s’installant dans la stratosphère, colonisant le microscopique, saccageant les conditions de vie, voilà que le Mega Extracteur en chef, l’Ego-roi, qui est le problème, reste la dernière solution que nous vend l’élite, Attali en l’espèce, mais aussi bien les autres, les Musk, les Trump, etc., sans jamais se laisser effleurés par l’idée que, peut-être, si le monde est à fuir, ils y sont pour quelque chose. Avec de tels tours de passe-passe, sûr que nous allons continuer comme avant. Sûr que l’agriculture 4.0 et le saut dans l’espace ne vont rien changer à l’hégémonie sans fin de l’Ego, jusqu’à ce qu’il craque de l’intérieur, fissurant sa propre logique.
Alors, tant pis pour mon rapport. Je n’ai plus l’envie ni la place. J’explore l’hypothèse d’une grande germination, qu’elle puisse prendre le relais de la grande extinction, ce qui est jouissif et pas du tout pragmatique, sauf à reconnaître que l’esprit peut s’appliquer dès aujourd’hui à de petites choses, comme par exemple, demander aile-moi comme dans une prière.
les flarfs
Les flarfs sont des entités qui mettent en relation des éléments hétérogènes dans des Tout organiques. Les flarfs se constituent de collages de fragments puisés dans l’environnement, à la fois très divers, chacun dans son espace, pris dans une danse d’écarts et de rapprochements avec les autres fragments divers sur la scène commune. Cet espace commun se trouve alors dans un état de résilience optimale, car incluant un maximum de diversité. Les flarfs peuvent être des écosystèmes, où tout être vivant est considéré dans ses relations vitales avec les autres êtres vivants et non vivants, présents et absents. Les flarfs incluent la matière inerte. Ils sont inclusifs physiquement – sans jugement. Les flarfs peuvent être des diatextes, au sens de mises en dialogue de textes hétérogènes. Les flarfs sont alors des collages de textes, images et métaphores en circulation dans le monde. Ils reprennent la rumeur du monde dans un flot-métamorphose qui n’a ni origine, ni fin. Genre poétique qui brise les genres poétiques. Collage de sources hétérogènes, il brise tous les genres. Il renvoie au grand collage du réel.
LA VIOLENCE ET LA BRUTALITÉ
En 2050, la décharche de toute-puissance régule les rapports humains, plutôt que la confrontation langagière et l’ajustement mutuel. La brutalité est saturée. On passe en force ou on ne passe pas. Il n’y a guère de médiation par le langage. On bouscule, on ne parle plus, ou presque plus. Une variante de la toute-puissance consiste à ignorer l’autre tout en le laissant s’exprimer. Le dialogue ne s’enclenche pas. Chacun parle de soi dans une insensibilité générale. Les rapports de forces font la différence.
Les habitants du monde de 2050 sont gavés de toute-puissance. Le fantasme est présent dans l’ordre physique, intellectuel, émotionnel, sensitif, militaire, économique, pratique. Les applications florissent. Le monde est rempli de maîtres jouissant d’esclaves. Une des modalités de la toute-puissance est le lien avec la divinité, qui donne accès à l’ubiquité et à des pouvoirs surnaturels comme rester éveillé le plus longtemps possible, accentuant les performances des meilleurs. Le pouvoir de contrôle est sans limite. Les plus favorisés des maîtres accèdent à l’immortalité par remplacement sans fin des pièces détachées de leur corps, justifiant une anthropologie radicalement dualiste de l’esprit et du corps. Fondés sur cette conception de l’indépendance du corps et de l’esprit se développent des programmes de reprogrammation du corps, où instantanément les esprits peuvent être reconfigurés dans les nouveaux corps pondus (accouchés, procréés, machinés) par des DIY (Do-It-Yourself, ex-imprimantes 3D) sohistiqués et personnels. Ces deux mouvements sont complémentaires : remplacer un esprit dans un corps donné ou remplacer un corps pour un esprit donné. Ces pouvoirs ouvrent des perspectives inédites au sentiment de toute-puissance. La peur augmente en proportion. Les espèces animales bénéficient aussi de cette augmentation des pouvoirs. Des loups dévorent les héros, les héroïnes et les promeneurs isolés, sans que l’on sache bien si ce sont des loups ou des hommes ou un croisement des deux et si la dévoration n’est pas devenue une simple jouissance sexuelle tout à fait admise au nom de la liberté des maîtres et des censeurs. Des hanches bioniques permettent d’exécuter les meilleurs swings à tous les âges. Toutes les filles deviennent belles, tous les garçons beaux, chacun et chacune a vraiment un joli petit cul, des cuisses de grenouille et une taille de guêpe à la Mick Jagger, qui pointe parmi les Immortels. Les corps sont parfaits, le physique au top. C’est une course perpétuelle pour rester à la hauteur dans la société, c’est le règne de l’homo-maximus, une course olympique bio-mimétique à chaque instant de la vie. Dans la société conquérante, il n’est pas rare qu’on en vienne à la mort physique pour résoudre les différends. On y voit des personnes cassées en petits morceaux. On y découvre des enfers sexuels à vie. On y est soumis à des piratages ultra-violents qui ressemblent à des viols. Des QI de 200 et plus se fabriquent, et dans la lutte généralisée, les meilleurs gagnent. Les mots, les molécules, les plantes, les substances rares, les concepts sont l’objet de titres de propriété. Du coup, il y a concurrence effrénée pour enclore derrière des filins de protection ses mots à soi, ses molécules à soi, ses plantes à soi, ses substances rares à soi, ses concepts à soi, avec son nom à soi posé dessus comme une étiquette sur des morceaux de choix, et tribunaux et censeurs de trancher, quand il y a litige, qui possède quoi et qui, et qui a été le premier à mettre la main sur (manager) tel mot, telle molécule, telle plante, telle sustance rare, tel concept dans le courant de la conquête de l’homme par l’homme. Dans le courant de la conquête de l’homme par l’homme, la bullogarchie est le règne des “bullologues”, ces discours mis dans des bulles qui flottent dans l’univers et qui emportent les esprits, qui font monter les adhésions, qui ravitaillent en virtualités autojustifiantes les entreprises menant le monde, dont le succès se fonde sur des paris pascaliens disent-ils (car ils sont cultivés), qui reviennent, en tout et pour tout, à des spéculations auto-réalisantes, comme des sortes de nouvelles religions virales et rites baroques où les clicks manipulés comme des jetons de casino et des achats de publics écrasent toute notion de vérité. C’est le règne de la post-vérité où tous les coups sont permis. Le fake est mis sur le même plan que le fait : n’a plus cours que le faike. On ne danse plus, on ne discute plus autour de la vérité. La course à l’armement individuel est encouragée. C’est de l’empowerment sans limite. La toute-puissance de soi est le critère ultime de la justice. Il faut se prendre en main, pratiquer le self-management, développer ses capacités dans une solitude salvatrice, car on ne peut pas compter sur les autres. On a raison de ne pas faire confiance aux autres, aux états, au public, c’est trop risqué. Dans cette solitude, il faut montrer du courage. Il faut prendre le contrôle par et sur soi-même. La prise de contrôle des actions des autres touche à tous les domaines. En amour, par exemple, il est courant d’entendre les deux affirmations à la suite l’une de l’autre : X a le pouvoir sur Y, Y a le pouvoir sur X. L’amour étouffe. Les maîtres et les censeurs se qualifient de philosophes-rois. De guides spirituels. De gourous de la culture. De best-sellers. De meilleurs du monde. Ils gèrent le monde. Ils redressent les torts, distribuent les bons points, tribunaux de l’histoire et de la pensée à eux tout seuls. Ils fabriquent la mode, le populaire, le dominant, le futur. Ils sont les garants des valeurs qu’ils ont constituées comme devant orienter le monde. Ils dirigent en dirigeant selon les principes qu’ils ont édictés et qu’ils garantissent par la direction qu’ils donnent : c’est la définition absolue et acceptée de la toute-puissance. Il y a quelque chose qui ressemble à un âge préadolescent où on peut tout faire sans conscience des risques pour soi et pour les autres. Quelque chose comme une héroïsation du natural born killer. L’homme comme esclave et la technologie au service du maître se combinent pour réintroduire ce qui était devenu impossible du fait des progrès de la morale, de la politique et de la loi. Le retour de l’esclavage est présenté comme relevant du progrès technologique, donc total et irrépressible. L’autre, différent, plus faible, est transformé en esclave via la technologie. Il a le droit de s’exprimer mais il n’est pas écouté, il n’y a pas de discussion orientée vers l’accord ou le désaccord. Il est juste ignoré. Le hacking technologique intervient dès les premières secondes de vie dans les uterus biologiques comme artificiels. La valeur suprême devient le contrôle tout-puissant des uns permettant la liberté toute-puissante des autres. Contrôle total d’un côté, liberté totale de l’autre. Les super-pouvoirs s’étalent dans une société complètement décomplexée. Il n’y a plus de maladie ni de pauvreté pour ceux qui entrent dans cette articulation, d’un côté, de l’obéissance volontaire et, de l’autre, de la volonté débridée.
les follies
1- Pluriel de folly
2- Une revue théâtrale et musicale à grand spectacle, caractérisée par la présence de stars, par une énorme distribution, et par de riches costumes, décors et lumières. Les grands spectacles à Las Vegas peuvent être définis comme des follies.
3- Les follies sont des serveurs cybers nés de l’explosion de diversité des formes de vie après la Grande Extinction.
4- Par extension, toutes formes de vie appelées à peupler la planète terre au stade actuel de son évolution.
5- Par extension encore, toute création présentant une dimension d’imaginaire, comme une hypothèse, une possibilité, une anticipation, comblant le vide entre savoir et ne pas savoir.
6- Dans un dernier sens, les follies sont les entités créatrices de follies.
LES MASQUES ET LES CORPS D’EMPRUNT
En 2050, les êtres humains se projettent dans des rôles, dans des corps, dans des souvenirs qui ne sont pas les leurs à l’origine. Il portent des masques, même quand les masques sont leurs propres visages. Ils en changent comme de chemises. Ils s’habillent de leurs sentiments. Ils les affichent comme des émotions incontrôlées, alors que c’est de la pure rhétorique. Ils en sont les maîtres comme des acteurs prennent des rôles. Ils se manipulent eux-mêmes comme des marionnettes.
Les habitants du monde de 2050 sont de supers acteurs. Il n’y a plus d’authenticité, de prétention à la vérité, d’argumentation sur le réel, d’accès à l’être, de passion pour le monde, de souci pour l’autre qui est bien là, pourtant, en face de nous, réel. Il n’y a plus qu’une farandole de feintes et de mensonges, de post-vérités et antiquités d’emprunt. C’est particulièrement net pour ceux qui sont en position de communiquer en public, sur les réseaux, dans les grandes foires numériques, sur les écrans et dans les univers 3D. Du coup, il n’y a plus d’espace commun. Tout est apparence, succession de numéros sur une immense scène de spectacle à la dimension du monde où affluent les trublions, les grandes gueules, les tempêteurs, les bêtes de scène. Prennent le pouvoir dans le grand reality show généralisé, les puissants manipulateurs de signes et les raconteurs de n’importe quelle contre-vérité, du moment qu’elle est convaincante. Les êtres humains se projettent dans des corps animaux, dans des atomes, dans des astres – corps augmentés ou diminués. Ils se diluent dans une ronde des masques et des identités d’intermittence. Ils changent d’identité. Ils racontent leur vie comme un roman, une stratégie de communication, une image, une autofiction. Ils ouvragent la perception que les autres ont d’eux, qui seule compte pour dire ce qu’ils sont. Ils s’augmentent en cosmonautes et en dieux de la guerre. Ils prennent l’apparence de jeunes femmes ou de jeunes hommes, d’enfants ou de vieillards s’ils le veulent. Dans le stock il y a tous les avatars. Notamment tous les avatars des personnes connues sur les médias, y compris mortes. Le voile qui permet le désir s’étend sur le moindre contact. Le contact est toujours médiatisé. Beaucoup de masques de clowns, de joie, de mascarades, de bonheur circulent. De grands défilés d’armes sont organisés avec des stars de la mode qui deviennent canons, robots dévastateurs, microbes tueurs, lazers de frappe, drônes indétectables, mutateurs de gènes à distance, etc. On peut se transporter dans une image, dans un corps autre. On ne parle plus de télévision, mais de visiotâting : on tâte du visuel en se mettant dans la peau des créatures qui sortent des écrans. Le mot cyborg n’a plus cours. Il a été remplacé par le mot “vosh”. On ne sait pas l’origine du mot, qui a ensuite donné le terme de voshing. Le voshing consiste à interagir avec un vosh en devenant vosh soi-même. L’intravoshing consiste devenir soi-même le terrain d’une intrarelation de type voshing. Le vosh est un esclave dont on ne sait plus s’il est humain ou machinique. Chacun peut devenir vosh par intermittence. Le mystère de la création est dévoilé. Chacun peut se créer soi-même. Les groupes sanguins, la couleur des yeux, la signature de l’iris se manipulent à loisir. Les têtes se couvrent d’anémones de mer vivantes qui sont tactiles pour le sujet receveur. Les visions sont projetées en direct de nos intériorités les plus profondes, plutôt que reçues de l’extérieur.
accélérateur de métaphores
Entité mal connue autrement que par son nom, qui signale l’effet d’accélération des mots et des images. A grand à voir avec un affolement des signes. Effet d’autant plus puissant qu’en parler rajoute à l’effet. Se taire aussi. En sortir supposerait de sortir à la fois de l’accélération, des métaphores et des signes. Autant dire impossible dans le calibrage hégémonique actuel.
L’ÉMOTIONNEL ET LE SENSITIF
En 2050, les êtres humains s’enfouissent dans leur monde intérieur. Ils sont reliés à leurs sensations et émotions comme à un flux vital. La vie des sentiments, l’intimité psychique et le corps propre sont en expansion comme l’univers. Ils augmentent les capacités des humains et des non-humains dans toutes leurs directions, sur toutes leurs faces et en chacune de leurs parties. Leurs affects individuels et collectifs bougent des montagnes.
Les habitants du monde de 2050 vivent dans une marée émotionnelle continuelle. Ils “sentent” leur connaissance, qui devient “sensible”. Ils “ressentent” leur intelligence, qui devient “intelligence émotionnelle généralisée”. Un grand fleuve dissout tout. Le flux de nos émotions et de nos sensations est valorisé comme la source de tout le reste. Le monde et les autres sont ingérés au sens physique et psychique. Ils sont dévorés par le monde intérieur de chacun. La polysensorialité est exacerbée et le corps propre se diffuse dans toutes les directions, sur toutes ses faces et en chacune de ses parties, comme les atomes de la soupe prébiotique. Il y a beaucoup d’orgasme, dans une grande fusion, fusion collective, méta-fusion, méta-physique et hyper-physique, comme seule la soupe originelle peut en offrir une intuition. La relation à soi, aux autres et à l’environnement se dissout dans le grand fleuve des perceptions. Le poumon est informationnel, la nourriture intellectuelle, l’ingestion multi-média. Chaun peut s’incarner dans les mouvements de la nature. Chacun, s’il le veut, peut être un arbre ou tous les arbres. Chacun a la capacité de sentir la personnalité des autres, selon un flux vital qui nous traverse, sur un modèle de puissance biologique ayant intégré la puissance psychique, spirituelle, la conscience du monde. Les plaisirs sont pleinement sensoriels et en même temps pleinement intellectuels. Ils sont oniriques et sexuels. Les peurs sont fortes, et encore plus forte la tentation de se faire peur, comme avec un film d’horreur. Les augmentations cognitives nous affublent d’une profusion de nouvelles sensations et cognitions. L’individu devient un contenu dont l’organisation de la ville profite en direct et les autres disposent à loisir. Le souvenir des ancêtres peut être vampirisé. Sur la rétine on voit s’afficher notre emploi du temps, comme une projection de notre esprit, comme une couche vivante de technologie qui devient soi. On se vêt de son soi profond, on revêt une seconde peau qui est plus soi que tout autre soi antérieur. On profite à fond du moment présent avec nos corps, nos chairs et nos émotions si fortes qu’elles nous emportent, en symbiose avec les émotions de tous intériorisées par tous, sur toutes leurs faces et en chacune de leurs parties. Le bain affectif et émotionnel nous fait rentrer dans un monde utérin. Les émotions y sont ultra-violentes, l’affect toujours présent, dans une soupe élémentaire essentielle et unique. Il y a une prise de pouvoir consciente de l’émotion sur la raison, on s’abandonne au plaisir généralisé en chacune de nos parties, y compris les plus intérieures, jusqu’aux atomes de nos rates et de nos synapses. Les capteurs de tous nos sens nous transforment en une énorme emotional chimera. Nous y parvenons par le désir, par toutes les mémoires, par toutes les matières, par tous les souvenirs qui se mélangent, entrent en résonance avec le rythme de l’animal, de la mousse et de l’eau. La durée du soi, de l’être et de l’univers ne fait qu’un avec la latitude de création qui y trouve place en intra-action généralisée. Notre ouïe ultra-fine, hyper-empathique, nous donne envie du monde entier dans toutes ses directions, sur toutes ses faces et en chacune de ses parties. L’autoengendrement de tout en tout nous met en contact intérieur et direct avec toute réalité, et nous vivons en état perpétuel d’aventure intérieure, nos voyages sont toujours et tous, à la suite les uns des autres, dans toutes leurs directions, sur toutes leurs faces et en chacune de leurs parties, les plus beaux voyages, et la nostalgie elle-même se transmute en expérience vivante, présente, directe, corporelle et active, car notre connection à la mémoire du monde est action absolue. Nous prenons nos informations comme des atomes. Les sixième et septième sens nous font aller toujours plus loin dans la sensation du monde. La réflexion n’est pas prioritaire. La pensée ne vient pas s’interposer, aider à prendre de la distance, à se mettre en posture de réflexion, de critique, de compréhension. Nos corps, nos sentiments, les fragrances qui nous frappent ont cette diffusivité dans toutes les directions qui caractérise les éléments de la soupe originelle qui jouissent de leur mémobésité – mémoire obèse dans toutes ses directions, sur toutes ses faces et en chacune de ses parties.
caméléolepteurs
Entités de mesure se fondant dans le paysage et les corps, qui font un tri économique, conceptuel, moralisateur, qui contrôlent les entrées et sorties et touchent leur rente au passage.
LES ÉCARTS ET LES DÉRIVATIONS
En 2050, on se distingue, on se différencie, toujours ailleurs que là où on est attendu, en tension avec le commun, avec les stéréotypes, avec les normes, avec les hiérarchies, avec les genres, avec les institutions, avec les structures. Les singularités posent des écarts, déjà avec elles-mêmes, ensuite avec le réel. La rupture avec l’existant est une valeur dominante, y compris dans la relation de soi à soi. Les technologies du vivant apportent des ruptures jusque dans l’évolution génétique et épigénétique.
Les habitants du monde de 2050 s’autorisent beaucoup d’écarts par rapport aux normes. Ils innovent. Ils sont différents des autres. Ils se singularisent. Ils adoptent des chemins de tangente dès que quelque chose ne leur plaît pas, leur résiste, met un grain de sable dans leur apparence de super-maîtrise. Ils ruent dans les brancards. Ils se détachent. Ils ignorent le déplaisant. Ils fuient la gêne. Soit ils jouent à cache-cache avec l’autorité, soit ils l’affrontent avec violence. Les empêcheurs sont balayés et, en même temps, ils sont valorisés. La déviance est généralisée. On s’entraîne à l’anti-conformisme. Il s’agit de toujours produire du neuf, de la révolution, du changement. L’extrême singularité brise toutes les règles. Elle prend le pouvoir par l’inattendu, le déconcertant, la radicalité. Il faut vendre son originalité comme un produit de substitution à tout existant. La réussite suppose de travailler hors de ses frontières. Il faut aller au devant de l’altérité comme on apprend une nouvelle langue. La chair est fragmentée. Sort du cadre. La décollation devient symbole de toute création artistique. Toute situation est soumise à décadrage. Les phénomènes se désintègrent sous l’effet d’une accélération qui ne cesse de croître. Le pas de côté est la plus courante des images pour symboliser la vie qui s’invente elle-même à chaque instant. Tout nouvel événement se crée dans la rupture, les nouvelles générations en rupture avec les anciennes, les nouvelles idées en rupture avec les anciennes, les nouvelles personnes en rupture avec les anciennes, les nouvelles technologies en rupture avec les anciennes, les nouveaux comportements en rupture avec les anciens. Le simple geste de reproduction à l’identique produit des aberrations, des monstres, de l’inespéré, de l’impossible. Même le clonage produit de la différenciation : le clone est en rupture avec le clone. L’invention de soi passe par de la self-hybridation dynamique (par exemple, ses propres oreilles à la place de son propre nez) et par de l’hétérotrophie interventionniste (exemple des chevelures pélagiques, greffes de pieds tactiles d’anémones de mer sur le crâne). Les correcteurs de réalité et conversions à la fiction fabriquent de la différence à partir de n’importe quel donné. La perte de notion de mort permet d’envisager un processus de différenciation individuelle et transindividuelle infinie. Même de l’espèce humaine il est envisagé une sortie par rupture, sinon en douce.
pétrel noir de la Réunion
Supposé disparu pendant des dizaines d'années. Entre en intrika avec Psalmonella. Les pétrels sont des oiseaux de mer nocturnes qui nichent sur des îles, au sommet de montagnes escarpées, sur des falaises inaccessibles. Exceptionnel de les voir. Souvent, on ne fait que les entendre de nuit. C’est comme ça qu’on a su que le pétrel de la Réunion existait encore. Son chant est assez incroyable, une espèce de cri de Nazgûl. Entendu dans le making-off de la reconstitution du congrès des faux chercheurs en sonorités disparues, par David Christoffel, réalisation Angélique Tibau, sur la radio publique.
NO TRAVAIL
En 2050, selon les productions du FUTUR LAB, il est peu question de travail, d’objectifs, d’actions inscrites dans une société. La délégation du travail à des entités non humaines pose des problèmes de subsistance et d’éthique à beaucoup d’entités. Certaines s’en affranchissent avec bonheur, ou dans la douleur, mais ailleurs que dans le labeur.
Pour les habitants de 2050, les “tâches” semblent avoir disparu. La production semble couler de source, sans avoir à être conduite, menée, organisée, ni vraiment exécutée par des humains. Si de telles occupations existent, elles ne sont pas visibles, ni portées à la connaissance du public. Cela se passe ailleurs, hors de la vue, sous le contrôle d’êtres non humains qui ne sont pas figurés ni nommés. Les tâches sont exécutées par des cyborgs robots, ou voshs, qualifiés d’“esclaves”. Aucun contrôle humain n’est mis en scène dans les histoires ou les situations représentées, sauf exception, quand il s’agit de jobs très haut placés, en haut de la pyramide. Si le travail n’a pas disparu, presque plus personne n’en parle, ne le dessine, ne le représente, ne le chante, ne le vante, ne s’en réclame. On sait que les ventes d’armes apportent du business, donc du travail, mais on ne sait pas à qui. Dans ce monde à venir, le travail n’est plus assumé comme une mission personnelle, acceptée, libératrice, mais il est régenté par la manipulation de grands chiffres anonymes concaténés et par des rapports de force très inégalitaires. Le non emploi (tout ce qui ne relève pas d’une tâche cadrée, demandant une attention finalisée, rémunérée) semble constituer le quotidien des personnages centraux des récits du FUTUR LAB. Ils se sont libérés du travail qui enchaîne et n’évoquent plus le travail qui libère. Ils dérivent sur des îles sans travail. L’enthousiasme n’est pas souvent pour un beau geste, un bel objet, un bel outil ou un temps bien employé. Ces bizarreries sont remplacées par des capsules de compétences, des capsules d’actions, des capsules de résolutions qui sont ingérées comme des médicaments qu’on appelle pharmaka, placés dans les organes. Les nano-interventions sur le psychisme assurent la fluidité des activités. Tous les interstices sont comblés et donnent de la continuité au zapping. L’esprit d’autonomie, d’initiative, de bonheur, de coopération, est inoculé dès le plus jeune âge. Sourire devient mécanique. Etre soi, ad hoc, heureux, remplace la notion de tâche, de cadre, de travail. Etre soi, ad hoc, heureux, est la monnaie d’échange. Tout ce qui est déplaisant est délégué aux machines, y compris la définition des frontières du plaisant et du déplaisant.
Meine Trumpf
Mythe comportemental. Particulièrement actif dans la phase d’extinction précédant la Grande Germination. Entité imaginaire se présentant comme un manuel de bons conseils pour réussir dans la vie moderne. Synthèse d’une masse de conseils par ailleurs en large circulation, colportés par de multiples auteurs-émetteurs-transmetteurs-traducteurs. L’accumulation de messages crée la structure. Difficile d’y échapper.
NO DISCUSSION
En 2050, on ne discute pas. Même pas pour se disputer. La coordination par les processus langagiers a presque disparu. Le modèle fusionnel assure l’harmonie, dans une succession d’ajustements d’automates. Sinon, c’est la guerre ou la loi du plus fort. Paradoxalement, s’il y a peu de place pour la discussion orientée vers l’accord dans les créations du FUTUR LAB, de nombreuses controverses éclatent entre les membres à propos de ces productions.
Pour les habitants de 2050, il y a peu de confrontations langagières entre les êtres. Soit c’est l’action toute-puissante sur les autres qui domine (brutalité et violence), soit c’est une sorte de bain corporel et émotionnel, orgasmique, fusionnel, qui entretient une relation directe avec l’altérité (ingestion), soit encore c’est une sorte d’ajustement mécanique (comme se forment les bancs de poissons). Dans tous les cas, peu de place pour la discussion entre adultes majeurs, différenciés, dans des corps séparés, qui se cherchent, se frottent aux mots et par les mots, rencontrant possiblement des conflits, qu’ils devront résoudre par l’ajustement réciproque, par les essais-erreurs, par la résolution collaborative de problèmes, par la construction collective des critères d’action, par la discussion réunissant les principaux intéressés, par les interprétations croisées. Le compromis est une notion étrange, qui résonne comme une capitulation. Si l’argumentation se déploie, elle ne change rien à rien. Si la coopération existe, elle semble aller de soi comme une fusion, un ajustement automatique, un vol en V qui se met en place instinctivement (les oies sauvages). Si les informations circulent, elles ne sont pas vraiment écoutées, prises en considération. La très grande soumission au système produit la coordination. Le rapport de forces est un donné qui se passe de la discussion pour s’exercer. Si la discussion a lieu, elle est oubliée au moment de la décision, qui reste prise par le plus puissant, le plus têtu, le plus sourd, le plus dingue, le plus frénétique. Les écarts qui se multiplient viralement n’entrent jamais en confrontation réciproque, ou alors seulement comme un simulacre de démocratie. L’intolérance a disparu : ne prime que l’ignorance de l’autre.
Psalmonella
être particulièrement résilient. Le temps n’a presque pas prise sur elle. Elle a survévu à des épidémies, ce qui lui vaut son nom – tiré d’une bactérie, la salmonelle, qui intoxique : comme si seul un poison pouvait survivre à un poison. Elle a fait l’objet d’expériences dans des laboratoires qui cherchaient à isoler ses anticorps. Elle s’en est échappée. Il semblerait qu’avant, elle ait fait partie de l’équipe du FUTUR LAB, bien qu’aucune preuve formelle ne le confirme. Son nom n’apparaît pas sur les listes de diffusion, ce qui ne prouve rien, puisqu’elle a pu en changer. Elle a survécu à un crash d’hélicoptère. À partir des années 2060, deux ailes, qu’elle a voulues, lui poussent dans le dos, en plus des bras et des jambes. Elle est un as de la voltige. Elle peut suivre les puffins, les fous et les pétrels sur des mers en furie. Grâce à un entraînement intense, elle est très à l’aise pour se déplacer dans un habitat vertical. En 2080, cela fait 15 ans qu’elle n’a plus été vue. On la croit disparue. Néanmoins, son chant a été réentendu une nuit. Ses ailes font et défont des configurations intermittentes.
SYNTH7SE. UN MONDE DE TYRANS ORDINAIRES BRANCHÉS SUR LEUR MONDE INTÉRIEUR, EN SPECTACLE PERMANENT, EN DIFFÉRENCIATION INSTANTANÉE, TOUS AZIMUTS, À LA RECHERCHE DE GAINS DE POUVOIR POUR LEURS SOI, SOI, SOI
En résumé, en 2050, selon l’approche arithmétique des productions du FUTUR LAB, le monde est bourré de dictateurs ultra-violents, petits et grands, tous branchés sur leur petit monde intérieur, hyper-émotionnels et clownesques, jouisseurs et jouissifs, en spectacle permanent, masqués, en différenciation instantanée spontanée tous azimuts et arbitraire, ravageurs pour les autres, séducteurs et boursoufflés d’eux-mêmes, à la recherche de gains de pouvoir pour leurs soi, soi, soi.
Pour les habitants de 2050, l’enrégimentement est total. Il n’y a pas de liberté pour un écart public, assumé comme tel, pour construction d’un monde commun. Les êtres acceptent cet état de fait en se rattrapant sur le repli sur soi, l’égotisme et les amusements extérieurs, les jeux immersifs, les moments de carnaval qui ne menacent pas l’ordre établi. Les différenciations culturelles sont comme autant de hochets pour meubler le temps. L’intériorité individuelle et la projection dans les masques assurent une sorte de compensation, bénine, à l’uniformisation et la soif d’autoritarisme qui règnent par ailleurs. La liberté se cantonne à la fuite intérieure et à des farandoles où on peut jouer n’importe quels rôles, mais elle ne s’exprime jamais frontalement dans les relations sociales réelles, les lieux de décision et de travail, les relations interpersonnelles, amicales, amoureuses, les expériences humaines, d’où la discussion est évacuée. L’égoïsme le plus débridé explose dans les endroits où il ne prête pas à conséquences, à savoir l’individu qui se regarde lui-même en privé ou le pantin qui se met en spectacle, que personne ne prend au sérieux, que l’on admet comme un clown inoffensif, qui apporte une rente locale, dans un espace niché, sans effet ailleurs. Dans ce monde, il n’y a pas de confrontation qui se cherche ou cherche les autres. Les écarts n’entrent jamais en ajustement réel, public, engagé, franc, ce qui déboucherait sur l’élaboration progressive d’un monde commun. Les écarts sont béants dans l’indifférence générale. Il n’est jamais fait mention d’un contrat social ou d’un bien commun ou d’un accord construit intersubjectivement qui réunirait les partis prenants dans un partage, autour d’une zone explicite, à co-élaborer. Les uns et les autres sont balottés entre la séparation (le repli sur soi, les masques) et la fusion (le rangement sous l’autorité). Les prises de rôle et les écarts sont contrebalancés par la fusion dans le grand Tout, par l’indifférenciation des lois et fonctionnalités générales, englobantes, totalisantes, par des normes ultra-puissantes quoique non-dites. Le travail a disparu au profit d’une mise à disposition diffuse de capsules de compétences, de capsules d’actions, de capsules de résolutions, de capsules de citations qui agissent comme des implants – soit sur catalogue, soit composés à la demande, tailored selon la formule consacrée, sans que l’on sache bien si le tailored correspond à quelque chose de réel. Il y a un doute. Il se pourrait que le discours du sur mesure cache la généralisation d’une standardisation qui canalise les désirs et potentiels sur un tout petit nombre d’options parfaitement cadrées, reproductibles, d’une extrême pauvreté, sans invention, sans ajustement à l’usage, sans amélioration au quotidien. L’expérience commune devient plutôt de ne jamais pouvoir parler à personne pour inventer, ajuster, améliorer quoi que ce soit à rien. Les problèmes ne sont pas mis sur la table pour concertation. Les vraies rencontres, où il y a co-élaboration, sont difficiles à provoquer. Il y a plutôt un fourmillement de ventes autistiques – ventes de soi, de concepts, de discours, de compétences, de références, de mots-valises, de privatisations. Le mur de la technologie, de l’informatisation, de la médiatisation s’interpose entre les humains.
visiotâting
Forme avancée de visiolâtrie qui permet de voir une image et d’avoir l’impression de bouger avec, de ressentir le mouvement comme si on l’effectuait, de la toucher
voshing
Le voshing est une forme d’interaction impliquant au moins un vosh. Le voshing a d’abord été le fleuron de l’industrie des loisirs. Il permet de poursuivre des séances de visiotâting avec des êtres de chair.
Les flarfs sont des entités qui mettent en relation des éléments hétérogènes dans des Tout organiques. Les flarfs se constituent de collages de fragments puisés dans l’environnement, à la fois très divers, chacun dans son espace, pris dans une danse d’écarts et de rapprochements avec les autres fragments divers sur la scène commune. Cet espace commun se trouve alors dans un état de résilience optimale, car incluant un maximum de diversité. Les flarfs peuvent être des écosystèmes, où tout être vivant est considéré dans ses relations vitales avec les autres êtres vivants et non vivants, présents et absents. Les flarfs incluent la matière inerte. Ils sont inclusifs physiquement – sans jugement. Les flarfs peuvent être des diatextes, au sens de mises en dialogue de textes hétérogènes. Les flarfs sont alors des collages de textes, images et métaphores en circulation dans le monde. Ils reprennent la rumeur du monde dans un flot-métamorphose qui n’a ni origine, ni fin. Genre poétique qui brise les genres poétiques. Collage de sources hétérogènes, il brise tous les genres. Il renvoie au grand collage du réel.
LA VIOLENCE ET LA BRUTALITÉ
En 2050, la décharche de toute-puissance régule les rapports humains, plutôt que la confrontation langagière et l’ajustement mutuel. La brutalité est saturée. On passe en force ou on ne passe pas. Il n’y a guère de médiation par le langage. On bouscule, on ne parle plus, ou presque plus. Une variante de la toute-puissance consiste à ignorer l’autre tout en le laissant s’exprimer. Le dialogue ne s’enclenche pas. Chacun parle de soi dans une insensibilité générale. Les rapports de forces font la différence.
Les habitants du monde de 2050 sont gavés de toute-puissance. Le fantasme est présent dans l’ordre physique, intellectuel, émotionnel, sensitif, militaire, économique, pratique. Les applications florissent. Le monde est rempli de maîtres jouissant d’esclaves. Une des modalités de la toute-puissance est le lien avec la divinité, qui donne accès à l’ubiquité et à des pouvoirs surnaturels comme rester éveillé le plus longtemps possible, accentuant les performances des meilleurs. Le pouvoir de contrôle est sans limite. Les plus favorisés des maîtres accèdent à l’immortalité par remplacement sans fin des pièces détachées de leur corps, justifiant une anthropologie radicalement dualiste de l’esprit et du corps. Fondés sur cette conception de l’indépendance du corps et de l’esprit se développent des programmes de reprogrammation du corps, où instantanément les esprits peuvent être reconfigurés dans les nouveaux corps pondus (accouchés, procréés, machinés) par des DIY (Do-It-Yourself, ex-imprimantes 3D) sohistiqués et personnels. Ces deux mouvements sont complémentaires : remplacer un esprit dans un corps donné ou remplacer un corps pour un esprit donné. Ces pouvoirs ouvrent des perspectives inédites au sentiment de toute-puissance. La peur augmente en proportion. Les espèces animales bénéficient aussi de cette augmentation des pouvoirs. Des loups dévorent les héros, les héroïnes et les promeneurs isolés, sans que l’on sache bien si ce sont des loups ou des hommes ou un croisement des deux et si la dévoration n’est pas devenue une simple jouissance sexuelle tout à fait admise au nom de la liberté des maîtres et des censeurs. Des hanches bioniques permettent d’exécuter les meilleurs swings à tous les âges. Toutes les filles deviennent belles, tous les garçons beaux, chacun et chacune a vraiment un joli petit cul, des cuisses de grenouille et une taille de guêpe à la Mick Jagger, qui pointe parmi les Immortels. Les corps sont parfaits, le physique au top. C’est une course perpétuelle pour rester à la hauteur dans la société, c’est le règne de l’homo-maximus, une course olympique bio-mimétique à chaque instant de la vie. Dans la société conquérante, il n’est pas rare qu’on en vienne à la mort physique pour résoudre les différends. On y voit des personnes cassées en petits morceaux. On y découvre des enfers sexuels à vie. On y est soumis à des piratages ultra-violents qui ressemblent à des viols. Des QI de 200 et plus se fabriquent, et dans la lutte généralisée, les meilleurs gagnent. Les mots, les molécules, les plantes, les substances rares, les concepts sont l’objet de titres de propriété. Du coup, il y a concurrence effrénée pour enclore derrière des filins de protection ses mots à soi, ses molécules à soi, ses plantes à soi, ses substances rares à soi, ses concepts à soi, avec son nom à soi posé dessus comme une étiquette sur des morceaux de choix, et tribunaux et censeurs de trancher, quand il y a litige, qui possède quoi et qui, et qui a été le premier à mettre la main sur (manager) tel mot, telle molécule, telle plante, telle sustance rare, tel concept dans le courant de la conquête de l’homme par l’homme. Dans le courant de la conquête de l’homme par l’homme, la bullogarchie est le règne des “bullologues”, ces discours mis dans des bulles qui flottent dans l’univers et qui emportent les esprits, qui font monter les adhésions, qui ravitaillent en virtualités autojustifiantes les entreprises menant le monde, dont le succès se fonde sur des paris pascaliens disent-ils (car ils sont cultivés), qui reviennent, en tout et pour tout, à des spéculations auto-réalisantes, comme des sortes de nouvelles religions virales et rites baroques où les clicks manipulés comme des jetons de casino et des achats de publics écrasent toute notion de vérité. C’est le règne de la post-vérité où tous les coups sont permis. Le fake est mis sur le même plan que le fait : n’a plus cours que le faike. On ne danse plus, on ne discute plus autour de la vérité. La course à l’armement individuel est encouragée. C’est de l’empowerment sans limite. La toute-puissance de soi est le critère ultime de la justice. Il faut se prendre en main, pratiquer le self-management, développer ses capacités dans une solitude salvatrice, car on ne peut pas compter sur les autres. On a raison de ne pas faire confiance aux autres, aux états, au public, c’est trop risqué. Dans cette solitude, il faut montrer du courage. Il faut prendre le contrôle par et sur soi-même. La prise de contrôle des actions des autres touche à tous les domaines. En amour, par exemple, il est courant d’entendre les deux affirmations à la suite l’une de l’autre : X a le pouvoir sur Y, Y a le pouvoir sur X. L’amour étouffe. Les maîtres et les censeurs se qualifient de philosophes-rois. De guides spirituels. De gourous de la culture. De best-sellers. De meilleurs du monde. Ils gèrent le monde. Ils redressent les torts, distribuent les bons points, tribunaux de l’histoire et de la pensée à eux tout seuls. Ils fabriquent la mode, le populaire, le dominant, le futur. Ils sont les garants des valeurs qu’ils ont constituées comme devant orienter le monde. Ils dirigent en dirigeant selon les principes qu’ils ont édictés et qu’ils garantissent par la direction qu’ils donnent : c’est la définition absolue et acceptée de la toute-puissance. Il y a quelque chose qui ressemble à un âge préadolescent où on peut tout faire sans conscience des risques pour soi et pour les autres. Quelque chose comme une héroïsation du natural born killer. L’homme comme esclave et la technologie au service du maître se combinent pour réintroduire ce qui était devenu impossible du fait des progrès de la morale, de la politique et de la loi. Le retour de l’esclavage est présenté comme relevant du progrès technologique, donc total et irrépressible. L’autre, différent, plus faible, est transformé en esclave via la technologie. Il a le droit de s’exprimer mais il n’est pas écouté, il n’y a pas de discussion orientée vers l’accord ou le désaccord. Il est juste ignoré. Le hacking technologique intervient dès les premières secondes de vie dans les uterus biologiques comme artificiels. La valeur suprême devient le contrôle tout-puissant des uns permettant la liberté toute-puissante des autres. Contrôle total d’un côté, liberté totale de l’autre. Les super-pouvoirs s’étalent dans une société complètement décomplexée. Il n’y a plus de maladie ni de pauvreté pour ceux qui entrent dans cette articulation, d’un côté, de l’obéissance volontaire et, de l’autre, de la volonté débridée.
les follies
1- Pluriel de folly
2- Une revue théâtrale et musicale à grand spectacle, caractérisée par la présence de stars, par une énorme distribution, et par de riches costumes, décors et lumières. Les grands spectacles à Las Vegas peuvent être définis comme des follies.
3- Les follies sont des serveurs cybers nés de l’explosion de diversité des formes de vie après la Grande Extinction.
4- Par extension, toutes formes de vie appelées à peupler la planète terre au stade actuel de son évolution.
5- Par extension encore, toute création présentant une dimension d’imaginaire, comme une hypothèse, une possibilité, une anticipation, comblant le vide entre savoir et ne pas savoir.
6- Dans un dernier sens, les follies sont les entités créatrices de follies.
LES MASQUES ET LES CORPS D’EMPRUNT
En 2050, les êtres humains se projettent dans des rôles, dans des corps, dans des souvenirs qui ne sont pas les leurs à l’origine. Il portent des masques, même quand les masques sont leurs propres visages. Ils en changent comme de chemises. Ils s’habillent de leurs sentiments. Ils les affichent comme des émotions incontrôlées, alors que c’est de la pure rhétorique. Ils en sont les maîtres comme des acteurs prennent des rôles. Ils se manipulent eux-mêmes comme des marionnettes.
Les habitants du monde de 2050 sont de supers acteurs. Il n’y a plus d’authenticité, de prétention à la vérité, d’argumentation sur le réel, d’accès à l’être, de passion pour le monde, de souci pour l’autre qui est bien là, pourtant, en face de nous, réel. Il n’y a plus qu’une farandole de feintes et de mensonges, de post-vérités et antiquités d’emprunt. C’est particulièrement net pour ceux qui sont en position de communiquer en public, sur les réseaux, dans les grandes foires numériques, sur les écrans et dans les univers 3D. Du coup, il n’y a plus d’espace commun. Tout est apparence, succession de numéros sur une immense scène de spectacle à la dimension du monde où affluent les trublions, les grandes gueules, les tempêteurs, les bêtes de scène. Prennent le pouvoir dans le grand reality show généralisé, les puissants manipulateurs de signes et les raconteurs de n’importe quelle contre-vérité, du moment qu’elle est convaincante. Les êtres humains se projettent dans des corps animaux, dans des atomes, dans des astres – corps augmentés ou diminués. Ils se diluent dans une ronde des masques et des identités d’intermittence. Ils changent d’identité. Ils racontent leur vie comme un roman, une stratégie de communication, une image, une autofiction. Ils ouvragent la perception que les autres ont d’eux, qui seule compte pour dire ce qu’ils sont. Ils s’augmentent en cosmonautes et en dieux de la guerre. Ils prennent l’apparence de jeunes femmes ou de jeunes hommes, d’enfants ou de vieillards s’ils le veulent. Dans le stock il y a tous les avatars. Notamment tous les avatars des personnes connues sur les médias, y compris mortes. Le voile qui permet le désir s’étend sur le moindre contact. Le contact est toujours médiatisé. Beaucoup de masques de clowns, de joie, de mascarades, de bonheur circulent. De grands défilés d’armes sont organisés avec des stars de la mode qui deviennent canons, robots dévastateurs, microbes tueurs, lazers de frappe, drônes indétectables, mutateurs de gènes à distance, etc. On peut se transporter dans une image, dans un corps autre. On ne parle plus de télévision, mais de visiotâting : on tâte du visuel en se mettant dans la peau des créatures qui sortent des écrans. Le mot cyborg n’a plus cours. Il a été remplacé par le mot “vosh”. On ne sait pas l’origine du mot, qui a ensuite donné le terme de voshing. Le voshing consiste à interagir avec un vosh en devenant vosh soi-même. L’intravoshing consiste devenir soi-même le terrain d’une intrarelation de type voshing. Le vosh est un esclave dont on ne sait plus s’il est humain ou machinique. Chacun peut devenir vosh par intermittence. Le mystère de la création est dévoilé. Chacun peut se créer soi-même. Les groupes sanguins, la couleur des yeux, la signature de l’iris se manipulent à loisir. Les têtes se couvrent d’anémones de mer vivantes qui sont tactiles pour le sujet receveur. Les visions sont projetées en direct de nos intériorités les plus profondes, plutôt que reçues de l’extérieur.
accélérateur de métaphores
Entité mal connue autrement que par son nom, qui signale l’effet d’accélération des mots et des images. A grand à voir avec un affolement des signes. Effet d’autant plus puissant qu’en parler rajoute à l’effet. Se taire aussi. En sortir supposerait de sortir à la fois de l’accélération, des métaphores et des signes. Autant dire impossible dans le calibrage hégémonique actuel.
L’ÉMOTIONNEL ET LE SENSITIF
En 2050, les êtres humains s’enfouissent dans leur monde intérieur. Ils sont reliés à leurs sensations et émotions comme à un flux vital. La vie des sentiments, l’intimité psychique et le corps propre sont en expansion comme l’univers. Ils augmentent les capacités des humains et des non-humains dans toutes leurs directions, sur toutes leurs faces et en chacune de leurs parties. Leurs affects individuels et collectifs bougent des montagnes.
Les habitants du monde de 2050 vivent dans une marée émotionnelle continuelle. Ils “sentent” leur connaissance, qui devient “sensible”. Ils “ressentent” leur intelligence, qui devient “intelligence émotionnelle généralisée”. Un grand fleuve dissout tout. Le flux de nos émotions et de nos sensations est valorisé comme la source de tout le reste. Le monde et les autres sont ingérés au sens physique et psychique. Ils sont dévorés par le monde intérieur de chacun. La polysensorialité est exacerbée et le corps propre se diffuse dans toutes les directions, sur toutes ses faces et en chacune de ses parties, comme les atomes de la soupe prébiotique. Il y a beaucoup d’orgasme, dans une grande fusion, fusion collective, méta-fusion, méta-physique et hyper-physique, comme seule la soupe originelle peut en offrir une intuition. La relation à soi, aux autres et à l’environnement se dissout dans le grand fleuve des perceptions. Le poumon est informationnel, la nourriture intellectuelle, l’ingestion multi-média. Chaun peut s’incarner dans les mouvements de la nature. Chacun, s’il le veut, peut être un arbre ou tous les arbres. Chacun a la capacité de sentir la personnalité des autres, selon un flux vital qui nous traverse, sur un modèle de puissance biologique ayant intégré la puissance psychique, spirituelle, la conscience du monde. Les plaisirs sont pleinement sensoriels et en même temps pleinement intellectuels. Ils sont oniriques et sexuels. Les peurs sont fortes, et encore plus forte la tentation de se faire peur, comme avec un film d’horreur. Les augmentations cognitives nous affublent d’une profusion de nouvelles sensations et cognitions. L’individu devient un contenu dont l’organisation de la ville profite en direct et les autres disposent à loisir. Le souvenir des ancêtres peut être vampirisé. Sur la rétine on voit s’afficher notre emploi du temps, comme une projection de notre esprit, comme une couche vivante de technologie qui devient soi. On se vêt de son soi profond, on revêt une seconde peau qui est plus soi que tout autre soi antérieur. On profite à fond du moment présent avec nos corps, nos chairs et nos émotions si fortes qu’elles nous emportent, en symbiose avec les émotions de tous intériorisées par tous, sur toutes leurs faces et en chacune de leurs parties. Le bain affectif et émotionnel nous fait rentrer dans un monde utérin. Les émotions y sont ultra-violentes, l’affect toujours présent, dans une soupe élémentaire essentielle et unique. Il y a une prise de pouvoir consciente de l’émotion sur la raison, on s’abandonne au plaisir généralisé en chacune de nos parties, y compris les plus intérieures, jusqu’aux atomes de nos rates et de nos synapses. Les capteurs de tous nos sens nous transforment en une énorme emotional chimera. Nous y parvenons par le désir, par toutes les mémoires, par toutes les matières, par tous les souvenirs qui se mélangent, entrent en résonance avec le rythme de l’animal, de la mousse et de l’eau. La durée du soi, de l’être et de l’univers ne fait qu’un avec la latitude de création qui y trouve place en intra-action généralisée. Notre ouïe ultra-fine, hyper-empathique, nous donne envie du monde entier dans toutes ses directions, sur toutes ses faces et en chacune de ses parties. L’autoengendrement de tout en tout nous met en contact intérieur et direct avec toute réalité, et nous vivons en état perpétuel d’aventure intérieure, nos voyages sont toujours et tous, à la suite les uns des autres, dans toutes leurs directions, sur toutes leurs faces et en chacune de leurs parties, les plus beaux voyages, et la nostalgie elle-même se transmute en expérience vivante, présente, directe, corporelle et active, car notre connection à la mémoire du monde est action absolue. Nous prenons nos informations comme des atomes. Les sixième et septième sens nous font aller toujours plus loin dans la sensation du monde. La réflexion n’est pas prioritaire. La pensée ne vient pas s’interposer, aider à prendre de la distance, à se mettre en posture de réflexion, de critique, de compréhension. Nos corps, nos sentiments, les fragrances qui nous frappent ont cette diffusivité dans toutes les directions qui caractérise les éléments de la soupe originelle qui jouissent de leur mémobésité – mémoire obèse dans toutes ses directions, sur toutes ses faces et en chacune de ses parties.
caméléolepteurs
Entités de mesure se fondant dans le paysage et les corps, qui font un tri économique, conceptuel, moralisateur, qui contrôlent les entrées et sorties et touchent leur rente au passage.
LES ÉCARTS ET LES DÉRIVATIONS
En 2050, on se distingue, on se différencie, toujours ailleurs que là où on est attendu, en tension avec le commun, avec les stéréotypes, avec les normes, avec les hiérarchies, avec les genres, avec les institutions, avec les structures. Les singularités posent des écarts, déjà avec elles-mêmes, ensuite avec le réel. La rupture avec l’existant est une valeur dominante, y compris dans la relation de soi à soi. Les technologies du vivant apportent des ruptures jusque dans l’évolution génétique et épigénétique.
Les habitants du monde de 2050 s’autorisent beaucoup d’écarts par rapport aux normes. Ils innovent. Ils sont différents des autres. Ils se singularisent. Ils adoptent des chemins de tangente dès que quelque chose ne leur plaît pas, leur résiste, met un grain de sable dans leur apparence de super-maîtrise. Ils ruent dans les brancards. Ils se détachent. Ils ignorent le déplaisant. Ils fuient la gêne. Soit ils jouent à cache-cache avec l’autorité, soit ils l’affrontent avec violence. Les empêcheurs sont balayés et, en même temps, ils sont valorisés. La déviance est généralisée. On s’entraîne à l’anti-conformisme. Il s’agit de toujours produire du neuf, de la révolution, du changement. L’extrême singularité brise toutes les règles. Elle prend le pouvoir par l’inattendu, le déconcertant, la radicalité. Il faut vendre son originalité comme un produit de substitution à tout existant. La réussite suppose de travailler hors de ses frontières. Il faut aller au devant de l’altérité comme on apprend une nouvelle langue. La chair est fragmentée. Sort du cadre. La décollation devient symbole de toute création artistique. Toute situation est soumise à décadrage. Les phénomènes se désintègrent sous l’effet d’une accélération qui ne cesse de croître. Le pas de côté est la plus courante des images pour symboliser la vie qui s’invente elle-même à chaque instant. Tout nouvel événement se crée dans la rupture, les nouvelles générations en rupture avec les anciennes, les nouvelles idées en rupture avec les anciennes, les nouvelles personnes en rupture avec les anciennes, les nouvelles technologies en rupture avec les anciennes, les nouveaux comportements en rupture avec les anciens. Le simple geste de reproduction à l’identique produit des aberrations, des monstres, de l’inespéré, de l’impossible. Même le clonage produit de la différenciation : le clone est en rupture avec le clone. L’invention de soi passe par de la self-hybridation dynamique (par exemple, ses propres oreilles à la place de son propre nez) et par de l’hétérotrophie interventionniste (exemple des chevelures pélagiques, greffes de pieds tactiles d’anémones de mer sur le crâne). Les correcteurs de réalité et conversions à la fiction fabriquent de la différence à partir de n’importe quel donné. La perte de notion de mort permet d’envisager un processus de différenciation individuelle et transindividuelle infinie. Même de l’espèce humaine il est envisagé une sortie par rupture, sinon en douce.
pétrel noir de la Réunion
Supposé disparu pendant des dizaines d'années. Entre en intrika avec Psalmonella. Les pétrels sont des oiseaux de mer nocturnes qui nichent sur des îles, au sommet de montagnes escarpées, sur des falaises inaccessibles. Exceptionnel de les voir. Souvent, on ne fait que les entendre de nuit. C’est comme ça qu’on a su que le pétrel de la Réunion existait encore. Son chant est assez incroyable, une espèce de cri de Nazgûl. Entendu dans le making-off de la reconstitution du congrès des faux chercheurs en sonorités disparues, par David Christoffel, réalisation Angélique Tibau, sur la radio publique.
NO TRAVAIL
En 2050, selon les productions du FUTUR LAB, il est peu question de travail, d’objectifs, d’actions inscrites dans une société. La délégation du travail à des entités non humaines pose des problèmes de subsistance et d’éthique à beaucoup d’entités. Certaines s’en affranchissent avec bonheur, ou dans la douleur, mais ailleurs que dans le labeur.
Pour les habitants de 2050, les “tâches” semblent avoir disparu. La production semble couler de source, sans avoir à être conduite, menée, organisée, ni vraiment exécutée par des humains. Si de telles occupations existent, elles ne sont pas visibles, ni portées à la connaissance du public. Cela se passe ailleurs, hors de la vue, sous le contrôle d’êtres non humains qui ne sont pas figurés ni nommés. Les tâches sont exécutées par des cyborgs robots, ou voshs, qualifiés d’“esclaves”. Aucun contrôle humain n’est mis en scène dans les histoires ou les situations représentées, sauf exception, quand il s’agit de jobs très haut placés, en haut de la pyramide. Si le travail n’a pas disparu, presque plus personne n’en parle, ne le dessine, ne le représente, ne le chante, ne le vante, ne s’en réclame. On sait que les ventes d’armes apportent du business, donc du travail, mais on ne sait pas à qui. Dans ce monde à venir, le travail n’est plus assumé comme une mission personnelle, acceptée, libératrice, mais il est régenté par la manipulation de grands chiffres anonymes concaténés et par des rapports de force très inégalitaires. Le non emploi (tout ce qui ne relève pas d’une tâche cadrée, demandant une attention finalisée, rémunérée) semble constituer le quotidien des personnages centraux des récits du FUTUR LAB. Ils se sont libérés du travail qui enchaîne et n’évoquent plus le travail qui libère. Ils dérivent sur des îles sans travail. L’enthousiasme n’est pas souvent pour un beau geste, un bel objet, un bel outil ou un temps bien employé. Ces bizarreries sont remplacées par des capsules de compétences, des capsules d’actions, des capsules de résolutions qui sont ingérées comme des médicaments qu’on appelle pharmaka, placés dans les organes. Les nano-interventions sur le psychisme assurent la fluidité des activités. Tous les interstices sont comblés et donnent de la continuité au zapping. L’esprit d’autonomie, d’initiative, de bonheur, de coopération, est inoculé dès le plus jeune âge. Sourire devient mécanique. Etre soi, ad hoc, heureux, remplace la notion de tâche, de cadre, de travail. Etre soi, ad hoc, heureux, est la monnaie d’échange. Tout ce qui est déplaisant est délégué aux machines, y compris la définition des frontières du plaisant et du déplaisant.
Meine Trumpf
Mythe comportemental. Particulièrement actif dans la phase d’extinction précédant la Grande Germination. Entité imaginaire se présentant comme un manuel de bons conseils pour réussir dans la vie moderne. Synthèse d’une masse de conseils par ailleurs en large circulation, colportés par de multiples auteurs-émetteurs-transmetteurs-traducteurs. L’accumulation de messages crée la structure. Difficile d’y échapper.
NO DISCUSSION
En 2050, on ne discute pas. Même pas pour se disputer. La coordination par les processus langagiers a presque disparu. Le modèle fusionnel assure l’harmonie, dans une succession d’ajustements d’automates. Sinon, c’est la guerre ou la loi du plus fort. Paradoxalement, s’il y a peu de place pour la discussion orientée vers l’accord dans les créations du FUTUR LAB, de nombreuses controverses éclatent entre les membres à propos de ces productions.
Pour les habitants de 2050, il y a peu de confrontations langagières entre les êtres. Soit c’est l’action toute-puissante sur les autres qui domine (brutalité et violence), soit c’est une sorte de bain corporel et émotionnel, orgasmique, fusionnel, qui entretient une relation directe avec l’altérité (ingestion), soit encore c’est une sorte d’ajustement mécanique (comme se forment les bancs de poissons). Dans tous les cas, peu de place pour la discussion entre adultes majeurs, différenciés, dans des corps séparés, qui se cherchent, se frottent aux mots et par les mots, rencontrant possiblement des conflits, qu’ils devront résoudre par l’ajustement réciproque, par les essais-erreurs, par la résolution collaborative de problèmes, par la construction collective des critères d’action, par la discussion réunissant les principaux intéressés, par les interprétations croisées. Le compromis est une notion étrange, qui résonne comme une capitulation. Si l’argumentation se déploie, elle ne change rien à rien. Si la coopération existe, elle semble aller de soi comme une fusion, un ajustement automatique, un vol en V qui se met en place instinctivement (les oies sauvages). Si les informations circulent, elles ne sont pas vraiment écoutées, prises en considération. La très grande soumission au système produit la coordination. Le rapport de forces est un donné qui se passe de la discussion pour s’exercer. Si la discussion a lieu, elle est oubliée au moment de la décision, qui reste prise par le plus puissant, le plus têtu, le plus sourd, le plus dingue, le plus frénétique. Les écarts qui se multiplient viralement n’entrent jamais en confrontation réciproque, ou alors seulement comme un simulacre de démocratie. L’intolérance a disparu : ne prime que l’ignorance de l’autre.
Psalmonella
être particulièrement résilient. Le temps n’a presque pas prise sur elle. Elle a survévu à des épidémies, ce qui lui vaut son nom – tiré d’une bactérie, la salmonelle, qui intoxique : comme si seul un poison pouvait survivre à un poison. Elle a fait l’objet d’expériences dans des laboratoires qui cherchaient à isoler ses anticorps. Elle s’en est échappée. Il semblerait qu’avant, elle ait fait partie de l’équipe du FUTUR LAB, bien qu’aucune preuve formelle ne le confirme. Son nom n’apparaît pas sur les listes de diffusion, ce qui ne prouve rien, puisqu’elle a pu en changer. Elle a survécu à un crash d’hélicoptère. À partir des années 2060, deux ailes, qu’elle a voulues, lui poussent dans le dos, en plus des bras et des jambes. Elle est un as de la voltige. Elle peut suivre les puffins, les fous et les pétrels sur des mers en furie. Grâce à un entraînement intense, elle est très à l’aise pour se déplacer dans un habitat vertical. En 2080, cela fait 15 ans qu’elle n’a plus été vue. On la croit disparue. Néanmoins, son chant a été réentendu une nuit. Ses ailes font et défont des configurations intermittentes.
SYNTH7SE. UN MONDE DE TYRANS ORDINAIRES BRANCHÉS SUR LEUR MONDE INTÉRIEUR, EN SPECTACLE PERMANENT, EN DIFFÉRENCIATION INSTANTANÉE, TOUS AZIMUTS, À LA RECHERCHE DE GAINS DE POUVOIR POUR LEURS SOI, SOI, SOI
En résumé, en 2050, selon l’approche arithmétique des productions du FUTUR LAB, le monde est bourré de dictateurs ultra-violents, petits et grands, tous branchés sur leur petit monde intérieur, hyper-émotionnels et clownesques, jouisseurs et jouissifs, en spectacle permanent, masqués, en différenciation instantanée spontanée tous azimuts et arbitraire, ravageurs pour les autres, séducteurs et boursoufflés d’eux-mêmes, à la recherche de gains de pouvoir pour leurs soi, soi, soi.
Pour les habitants de 2050, l’enrégimentement est total. Il n’y a pas de liberté pour un écart public, assumé comme tel, pour construction d’un monde commun. Les êtres acceptent cet état de fait en se rattrapant sur le repli sur soi, l’égotisme et les amusements extérieurs, les jeux immersifs, les moments de carnaval qui ne menacent pas l’ordre établi. Les différenciations culturelles sont comme autant de hochets pour meubler le temps. L’intériorité individuelle et la projection dans les masques assurent une sorte de compensation, bénine, à l’uniformisation et la soif d’autoritarisme qui règnent par ailleurs. La liberté se cantonne à la fuite intérieure et à des farandoles où on peut jouer n’importe quels rôles, mais elle ne s’exprime jamais frontalement dans les relations sociales réelles, les lieux de décision et de travail, les relations interpersonnelles, amicales, amoureuses, les expériences humaines, d’où la discussion est évacuée. L’égoïsme le plus débridé explose dans les endroits où il ne prête pas à conséquences, à savoir l’individu qui se regarde lui-même en privé ou le pantin qui se met en spectacle, que personne ne prend au sérieux, que l’on admet comme un clown inoffensif, qui apporte une rente locale, dans un espace niché, sans effet ailleurs. Dans ce monde, il n’y a pas de confrontation qui se cherche ou cherche les autres. Les écarts n’entrent jamais en ajustement réel, public, engagé, franc, ce qui déboucherait sur l’élaboration progressive d’un monde commun. Les écarts sont béants dans l’indifférence générale. Il n’est jamais fait mention d’un contrat social ou d’un bien commun ou d’un accord construit intersubjectivement qui réunirait les partis prenants dans un partage, autour d’une zone explicite, à co-élaborer. Les uns et les autres sont balottés entre la séparation (le repli sur soi, les masques) et la fusion (le rangement sous l’autorité). Les prises de rôle et les écarts sont contrebalancés par la fusion dans le grand Tout, par l’indifférenciation des lois et fonctionnalités générales, englobantes, totalisantes, par des normes ultra-puissantes quoique non-dites. Le travail a disparu au profit d’une mise à disposition diffuse de capsules de compétences, de capsules d’actions, de capsules de résolutions, de capsules de citations qui agissent comme des implants – soit sur catalogue, soit composés à la demande, tailored selon la formule consacrée, sans que l’on sache bien si le tailored correspond à quelque chose de réel. Il y a un doute. Il se pourrait que le discours du sur mesure cache la généralisation d’une standardisation qui canalise les désirs et potentiels sur un tout petit nombre d’options parfaitement cadrées, reproductibles, d’une extrême pauvreté, sans invention, sans ajustement à l’usage, sans amélioration au quotidien. L’expérience commune devient plutôt de ne jamais pouvoir parler à personne pour inventer, ajuster, améliorer quoi que ce soit à rien. Les problèmes ne sont pas mis sur la table pour concertation. Les vraies rencontres, où il y a co-élaboration, sont difficiles à provoquer. Il y a plutôt un fourmillement de ventes autistiques – ventes de soi, de concepts, de discours, de compétences, de références, de mots-valises, de privatisations. Le mur de la technologie, de l’informatisation, de la médiatisation s’interpose entre les humains.
visiotâting
Forme avancée de visiolâtrie qui permet de voir une image et d’avoir l’impression de bouger avec, de ressentir le mouvement comme si on l’effectuait, de la toucher
voshing
Le voshing est une forme d’interaction impliquant au moins un vosh. Le voshing a d’abord été le fleuron de l’industrie des loisirs. Il permet de poursuivre des séances de visiotâting avec des êtres de chair.