
Dis papa, à quoi elles pensent, les tortues, quand elles nagent
Dermochelys Coriacea, tortue luth à l’apparence préhistorique,
caractérisée par une carapace sans écaille. Longueur : 1,91 m,
largeur : 0,93 m, poids : 594 kg. Espèce sur la liste rouge
de l’UICN.
Tortue luth augmentée d’un traceur GPS expérimental, d’une série de capteurs miniaturisés et d’une caméra, alimentés à l’énergie hydraulique, alors qu’elle venait pondre sur la plage de M., Floride, mars 2019. Adoptée, nommée et financée par un milliardaire (philanthrope, anonyme, nord-américain) en l’honneur d’une femme décédée.
Béatrice : un nom, un point sur un écran, une série de chiffres, une tortue marine dans le golfe de Guinée, entre les pirates, les lignes côtières des régimes autoritaires et les morceaux de plastique.
Béatrice ne s’est jamais appelée Béatrice. Cette dénomination qui introduit une distanciation avec son monde à elle, est hérétique. Dans l’eau, elle est solitaire et anonyme, fondue dans son étendue infinie, filant dans les mers qui la guident. Le soleil illumine sa prairie merveilleuse, des kilomètres de plantes savoureuses et ondoyantes bercées par un courant paisible. Tous les mâles ou presque s’en sont allés, la saison des amours est terminée. Elle flotte indolemment, encore un instant. Mais en elle quelque chose sommeille et elle doit se mettre en route. Elle dilate ses narines, ouvre et referme la bouche pour humer l’eau puis sans hésiter elle s’engage : c’est une des premières à emprunter le corridor cette année.
La trajectoire de Béatrice se déplie sur trois écrans géants dans le bourdonnement des ordinateurs toujours allumés et le grésillement des néons. Béatrice produit en nageant des pages de données numériques, traînant à sa suite les courbes des graphiques et les lignes des tableaux : température, profondeur, pH, salinité… Ted actionne la caméra : la photo d’un herbier marin apparaît. Zone épipélagique. Posidonia et Thalassia indique le logiciel d’identification. À l’Institut de l’Observation et de la Protection de la Nature, la nuit est tombée depuis longtemps. Mais ni la lune ni le soleil ne pénètre l’unité des tortues marines, au centre de cet étrange bâtiment se réclamant de l’ammonite. Ted achève enfin l’article qui le rendra célèbre — An insight in daily leatherback sea turtle life using a new sensor and GPS device. Un Nature ou un Science, sa carrière est assurée.
Cela fait deux ans déjà qu’il la suit, qu’il connait tout d’elle. Personne n’y croyait. Jusque-là on avait suivi les tortues uniquement par système GPS. Quelques points pour les localiser quand elles sortaient la tête de l’eau. Rien. Pour la première fois, on avait des données en continu, des images, des mesures physico-chimiques : le mystère serait levé. La biotechnologie avait de nouveau fait des miracles. Il y avait surtout les images de l’accouplement, il y a un mois de cela, qu’il publierait bientôt. Son index h devrait exploser, à la prochaine conf’ il devrait briller. Mais les choses ne font que commencer. Ce soir elle s’est remise en route, elle se dirige vers les côtes. Alors les choses vont vraiment commencer.
Il sort. Il parcourt une bande de gazon synthétique puis il ouvre la porte électrifiée. Il sort du périmètre scientifique pour rejoindre la banlieue bétonnée. Dans l’avenue grise, on ne voit pas une étoile. Immeuble, réverbère, supermarché, pharmacie, immeuble ; dédale d’avenues perpendiculaires. Pas un chat, pas un arbre, pas un repère, ni même un chien errant. Et dans les rues en déficit de nature, le visage masqué et les mains lavés selon les règles éditées, ce rêve ou cette vision émergée des contenus internet se fait plus pressante. Une plage au bout du monde, sans même une route pour l’atteindre, les palmiers et les vagues qui se disputent le paradis. La Nature vierge et intacte, « l’étendue sauvage ». Et Béatrice qui nage vers ce paradis.
Sur la plage du bout du monde, le soleil se lève à l’horizon. Des traces de pas sur le sable, une pile de cocos ouvertes à la machette d’une seule entaille. La chair blanche du fruit encore informée, une eau filtrée par les racines : c’est comme boire la Mer et le Vert. Des branches brisées, des murmures, des pattes d’oiseaux, des trous de crabes, une odeur de gibier… Des traces d’hommes et de bêtes dans l’étendue sauvage habitée. Les hommes avancent en file indienne le long de la mer, les pieds foulés par l’écume, filets et seaux à la main. Ils ont quitté le village avant le lever du soleil. Ils ont traversé la forêt et relevé les pièges — mais ce matin de nouveau il n’y avait rien. Ils avancent enclos en leur mystère, opaques à l’œil étranger, car ils marchent dans un monde dont l’épaisseur ne peut être connue sans y être plongé.
Les hommes tendent les filets dans l’aurore, les enroulent autour des cocotiers, des mendrugos,… Au rythme lent des mailles, ils raccommodent en silence. Le soleil bientôt s’élève au-dessus d’eux, la mer est haute et calme. Il ne reste aucune trace des orages qui éclatent dans la nuit, de la pluie sans fin des après-midis. Mais quand reviendra la saison sèche ?
La chasse n’a pas été bonne et la malanga a les pieds dans l’eau, espérons que la pêche soit meilleure… Avant la Route on ramenait facilement trois ou quatre antilopes rouges par jour. À présent les animaux ont fui à l’intérieur, il faut marcher des heures avant de rencontrer la queue d’un singe. Est-ce qu’on peut rester en dehors du monde ? Est-ce que nos fils ne doivent pas aller à l’école ? Avant il y avait un bateau par mois… Qu’est-ce qu’elle a amené cette route ? Des militaires, de la bière importée, quelques rares touristes auxquels le Botuku[1]extorque des billets de mille contre un peu de folklore. Cette route elle a emmené nos fils, nos amis et nos femmes trop frivoles… Tout ça, c’est des conneries, ce n’est pas la Route, c’est un mouvement général. Le Progrès, le Pétrole…
Roberto se tait, le visage crispé, il ne sait rien de définitif sur l’apparition de la route et cela l’ennuie. Il aimerait que les choses soient claires et elles ne le sont jamais : même les animaux sont parfois ambigus. Il saisit une extrémité du filet, il marche sur les rochers chassés par les vagues, aussi vite que sur la terre ferme. Il a des mollets de fer, une silhouette mince et musclée. Il les dépasse tous d’une tête et de plusieurs foulées : les traces d’une nature royale effritée au gré des métissages (ils se sont mariés comme ils ne le devaient point et le courroux a frappé à l’habitude de maugréer la vieille dans les mauvais jours). Il traverse l’embouchure du grand fleuve et gagne une avancée rocheuse. Les aigrettes s’envolent à son approche. Les poissons sont si nombreux aujourd’hui que là où l’eau glacée se mêle à la mer, on les voit danser au soleil. Il attache une extrémité du filet alors que les hommes tirent l’autre vers le large, dépassant le cours d’eau. La Route est oubliée. Chacun a le visage tendu sur la pêche du jour. Des heures durant ils vont attendre, les yeux grands ouverts à regarder ce monde. Roberto, les pieds dans l’eau glacée songe aux flancs du volcan endormi, à la succession de cascades impétueuses depuis la caldera inaccessible, à ces kilomètres de vert que l’eau a dévalé avant de rejoindre la mer. Il délaisse ses compagnons pour s’enfoncer dans la forêt, dans le crépitement des grillons. Les chemins se sont effacés devant l’exubérance de la végétation, des arbres sont tombés sous la violence des orages. Il faut s’orienter à l’aveugle, tracer à la machette. Les oiseaux chantent dans l’accalmie matinale, mais il a beau prêter l’oreille aucun singe ne répond à ses appels. Il entaille l’écorce de l’arbre jaunâtre et amer. La vieille pourra préparer son breuvage contre la fièvre. Les Américains ont laissé des médicaments, mais la vieille n’en veut pas, elle n’a pas confiance. Alors il découpe une dizaine de morceaux qu’il attache avec une liane pour les glisser en bandoulière puis guidé par le bruit du ressac il rejoint la plage. En direction de Moraka on peut voir la houle se lever sous des nuages noirs, passé Punta Oscura la pluie est déjà là, et d’ailleurs elle ne cesse presque jamais dix mois durant. Mais quand reviendra la saison sèche ? Si le manioc menace déjà de pourrir… Il baisse les yeux sur le sable : devant lui il voit les traces imprimées dans le sol et près de la forêt la dépression du nid. Alors elle est enfin venue. L’immense animal est sorti des eaux.
1 Équivalent d’un chef de village
Tortue luth augmentée d’un traceur GPS expérimental, d’une série de capteurs miniaturisés et d’une caméra, alimentés à l’énergie hydraulique, alors qu’elle venait pondre sur la plage de M., Floride, mars 2019. Adoptée, nommée et financée par un milliardaire (philanthrope, anonyme, nord-américain) en l’honneur d’une femme décédée.
Béatrice : un nom, un point sur un écran, une série de chiffres, une tortue marine dans le golfe de Guinée, entre les pirates, les lignes côtières des régimes autoritaires et les morceaux de plastique.
Béatrice ne s’est jamais appelée Béatrice. Cette dénomination qui introduit une distanciation avec son monde à elle, est hérétique. Dans l’eau, elle est solitaire et anonyme, fondue dans son étendue infinie, filant dans les mers qui la guident. Le soleil illumine sa prairie merveilleuse, des kilomètres de plantes savoureuses et ondoyantes bercées par un courant paisible. Tous les mâles ou presque s’en sont allés, la saison des amours est terminée. Elle flotte indolemment, encore un instant. Mais en elle quelque chose sommeille et elle doit se mettre en route. Elle dilate ses narines, ouvre et referme la bouche pour humer l’eau puis sans hésiter elle s’engage : c’est une des premières à emprunter le corridor cette année.
La trajectoire de Béatrice se déplie sur trois écrans géants dans le bourdonnement des ordinateurs toujours allumés et le grésillement des néons. Béatrice produit en nageant des pages de données numériques, traînant à sa suite les courbes des graphiques et les lignes des tableaux : température, profondeur, pH, salinité… Ted actionne la caméra : la photo d’un herbier marin apparaît. Zone épipélagique. Posidonia et Thalassia indique le logiciel d’identification. À l’Institut de l’Observation et de la Protection de la Nature, la nuit est tombée depuis longtemps. Mais ni la lune ni le soleil ne pénètre l’unité des tortues marines, au centre de cet étrange bâtiment se réclamant de l’ammonite. Ted achève enfin l’article qui le rendra célèbre — An insight in daily leatherback sea turtle life using a new sensor and GPS device. Un Nature ou un Science, sa carrière est assurée.
Cela fait deux ans déjà qu’il la suit, qu’il connait tout d’elle. Personne n’y croyait. Jusque-là on avait suivi les tortues uniquement par système GPS. Quelques points pour les localiser quand elles sortaient la tête de l’eau. Rien. Pour la première fois, on avait des données en continu, des images, des mesures physico-chimiques : le mystère serait levé. La biotechnologie avait de nouveau fait des miracles. Il y avait surtout les images de l’accouplement, il y a un mois de cela, qu’il publierait bientôt. Son index h devrait exploser, à la prochaine conf’ il devrait briller. Mais les choses ne font que commencer. Ce soir elle s’est remise en route, elle se dirige vers les côtes. Alors les choses vont vraiment commencer.
Il sort. Il parcourt une bande de gazon synthétique puis il ouvre la porte électrifiée. Il sort du périmètre scientifique pour rejoindre la banlieue bétonnée. Dans l’avenue grise, on ne voit pas une étoile. Immeuble, réverbère, supermarché, pharmacie, immeuble ; dédale d’avenues perpendiculaires. Pas un chat, pas un arbre, pas un repère, ni même un chien errant. Et dans les rues en déficit de nature, le visage masqué et les mains lavés selon les règles éditées, ce rêve ou cette vision émergée des contenus internet se fait plus pressante. Une plage au bout du monde, sans même une route pour l’atteindre, les palmiers et les vagues qui se disputent le paradis. La Nature vierge et intacte, « l’étendue sauvage ». Et Béatrice qui nage vers ce paradis.
— Dis papa, à quoi elles pensent, les tortues, quand elles nagent ?
— Est-ce que je sais moi ? Les scientifiques ne s’intéressent pas à ces choses. Tout ce que j’ai, ce ne sont que quelques éléments d’inspiration pour tes fictions…
Sur la plage du bout du monde, le soleil se lève à l’horizon. Des traces de pas sur le sable, une pile de cocos ouvertes à la machette d’une seule entaille. La chair blanche du fruit encore informée, une eau filtrée par les racines : c’est comme boire la Mer et le Vert. Des branches brisées, des murmures, des pattes d’oiseaux, des trous de crabes, une odeur de gibier… Des traces d’hommes et de bêtes dans l’étendue sauvage habitée. Les hommes avancent en file indienne le long de la mer, les pieds foulés par l’écume, filets et seaux à la main. Ils ont quitté le village avant le lever du soleil. Ils ont traversé la forêt et relevé les pièges — mais ce matin de nouveau il n’y avait rien. Ils avancent enclos en leur mystère, opaques à l’œil étranger, car ils marchent dans un monde dont l’épaisseur ne peut être connue sans y être plongé.
Les hommes tendent les filets dans l’aurore, les enroulent autour des cocotiers, des mendrugos,… Au rythme lent des mailles, ils raccommodent en silence. Le soleil bientôt s’élève au-dessus d’eux, la mer est haute et calme. Il ne reste aucune trace des orages qui éclatent dans la nuit, de la pluie sans fin des après-midis. Mais quand reviendra la saison sèche ?
La chasse n’a pas été bonne et la malanga a les pieds dans l’eau, espérons que la pêche soit meilleure… Avant la Route on ramenait facilement trois ou quatre antilopes rouges par jour. À présent les animaux ont fui à l’intérieur, il faut marcher des heures avant de rencontrer la queue d’un singe. Est-ce qu’on peut rester en dehors du monde ? Est-ce que nos fils ne doivent pas aller à l’école ? Avant il y avait un bateau par mois… Qu’est-ce qu’elle a amené cette route ? Des militaires, de la bière importée, quelques rares touristes auxquels le Botuku[1]extorque des billets de mille contre un peu de folklore. Cette route elle a emmené nos fils, nos amis et nos femmes trop frivoles… Tout ça, c’est des conneries, ce n’est pas la Route, c’est un mouvement général. Le Progrès, le Pétrole…
Roberto se tait, le visage crispé, il ne sait rien de définitif sur l’apparition de la route et cela l’ennuie. Il aimerait que les choses soient claires et elles ne le sont jamais : même les animaux sont parfois ambigus. Il saisit une extrémité du filet, il marche sur les rochers chassés par les vagues, aussi vite que sur la terre ferme. Il a des mollets de fer, une silhouette mince et musclée. Il les dépasse tous d’une tête et de plusieurs foulées : les traces d’une nature royale effritée au gré des métissages (ils se sont mariés comme ils ne le devaient point et le courroux a frappé à l’habitude de maugréer la vieille dans les mauvais jours). Il traverse l’embouchure du grand fleuve et gagne une avancée rocheuse. Les aigrettes s’envolent à son approche. Les poissons sont si nombreux aujourd’hui que là où l’eau glacée se mêle à la mer, on les voit danser au soleil. Il attache une extrémité du filet alors que les hommes tirent l’autre vers le large, dépassant le cours d’eau. La Route est oubliée. Chacun a le visage tendu sur la pêche du jour. Des heures durant ils vont attendre, les yeux grands ouverts à regarder ce monde. Roberto, les pieds dans l’eau glacée songe aux flancs du volcan endormi, à la succession de cascades impétueuses depuis la caldera inaccessible, à ces kilomètres de vert que l’eau a dévalé avant de rejoindre la mer. Il délaisse ses compagnons pour s’enfoncer dans la forêt, dans le crépitement des grillons. Les chemins se sont effacés devant l’exubérance de la végétation, des arbres sont tombés sous la violence des orages. Il faut s’orienter à l’aveugle, tracer à la machette. Les oiseaux chantent dans l’accalmie matinale, mais il a beau prêter l’oreille aucun singe ne répond à ses appels. Il entaille l’écorce de l’arbre jaunâtre et amer. La vieille pourra préparer son breuvage contre la fièvre. Les Américains ont laissé des médicaments, mais la vieille n’en veut pas, elle n’a pas confiance. Alors il découpe une dizaine de morceaux qu’il attache avec une liane pour les glisser en bandoulière puis guidé par le bruit du ressac il rejoint la plage. En direction de Moraka on peut voir la houle se lever sous des nuages noirs, passé Punta Oscura la pluie est déjà là, et d’ailleurs elle ne cesse presque jamais dix mois durant. Mais quand reviendra la saison sèche ? Si le manioc menace déjà de pourrir… Il baisse les yeux sur le sable : devant lui il voit les traces imprimées dans le sol et près de la forêt la dépression du nid. Alors elle est enfin venue. L’immense animal est sorti des eaux.
1 Équivalent d’un chef de village
Elle nage au-dessus des fonds obscurs, tout, autour
d’elle, bruit de vie, même si cela fait des jours qu’elle n’a pas vu l’un de
ses congénères. Après la proximité des mâles, la solitude est une liberté dans
laquelle elle se fraie un chemin de ses grandes pattes palmées. L’eau qui
glisse autour d’elle, entraînée par sa vitesse, est un véritable délice.
Soudain elle plonge, plus par jeu que par nécessité, l’odeur de cette eau
l’émoustille. Sans raison apparente un bien-être particulier l’envahit. Elle
continue de plonger jusqu’à ce que l’air dans ces poumons se vide, jusqu’à ce
que l’oxygène dissous dans ses tissus s’épuise, alors elle remonte, au bout de
ses forces. Cela fait longtemps déjà qu’elle n’a rien avalé, qu’elle vit sur
ses réserves et sa vue soudain se trouble. Là-haut il n’y a rien sinon un
soleil aveuglant. Mais cet air et ce ciel, ce bleu et cette brillance.
Serait-elle enfin arrivée ? Curieusement elle a traversé plusieurs fois
les océans, mais elle n’est jamais revenue. Aucun capteur ne peut le savoir,
c’était il y a bien longtemps : avant les bancs de déchets qui étouffent
et les interférences olfactives, avant cette chose qu’ils ont fixée à sa
carapace, avant les filets et les tumeurs qui sont apparues sur le visage des
grands mâles. Elle n’était pas sure, c’était possible. Mais plus elle sent et
plus c’est certain : l’empreinte olfactive de l’eau, ce magnétisme oublié.
Cette combinaison unique qui a subsisté en elle, des dizaines d’années.
Quand il était petit, cet animal l’impressionnait plus
encore que les bandes de drill qui faisaient trembler la forêt de leurs
grognements ou que le porc-épic qui dodelinait de la tête. Il y avait quelque
chose de magique à sa venue dans les nuits de la saison sèche : les lueurs
des lampes balayaient les crabes et les pieds nus des hommes sur la plage, dans
l’obscurité le bruit du ressac devenait assourdissant. Il y avait les
grognements des primates, des appels indéchiffrables dans la canopée et parfois
comme un murmure, comme un souffle sur le visage : des nuits pleines de
mystères où l’on sentait l’île battre en soi. C’était une chasse facile :
on avait largement le temps de choisir la proie puisqu’il fallait environ
quatre heures à une tortue pour sortir de l’eau, faire son nid et retourner en
mer. Les hommes arpentaient la plage et sélectionnaient la plus grosse puis lui
coupaient les membres et la tête (que les tortues de mer ne pouvaient
rétracter). Parfois on faisait un feu sur la plage, on préparait une omelette
avec les œufs déterrés, une omelette au goût incomparable. Les langues se
déliaient, les anciens parlaient de chasses miraculeuses, de tortues aux
dimensions extraordinaires, les esprits veillaient. Si c’était la pleine lune,
on ramenait les œufs aux femmes pour qu’elles enfantent des fils. Puis la
carapace et les membres étaient portés jusqu’au village, quatre heures de
marche en montée, plus de 400 kg sur les épaules des hommes. Vers la fin
de la saison sèche, quand les tortues se faisaient rares aux abords du village,
les hommes partaient pour Moraka. Il fallait suivre le rivage vers l’est, dix
heures durant, à marée basse exclusivement. On préparait de grandes expéditions
pour se rendre dans cette zone où aucun homme ne vivait (certains anciens
affirmaient pourtant qu’un village avait existé alors que d’autres
démentaient). Cet endroit était inaccessible à la saison des pluies : par
la mer les courants étaient trop forts et les récifs trop traîtres, même pour
des bateaux à moteur et par la terre les fleuves débordants rendaient les
chemins dangereux. À la saison sèche pourtant, de nombreux chasseurs s’y
installaient : singes, antilopes, rat palmiste… la forêt regorgeait de
proies faciles. Lors de ces expéditions, on tuait jusqu’à quatre
tortues alors que des centaines venaient parfois pondre en une nuit. Il y
avait des tortues vertes à la chair verte comme les feuilles, des luths sans
écailles qui surpassaient en taille toutes les autres et plus rarement de
petites tortues olivâtres et de spectaculaires tortues imbriquées prisées pour
leur carapace aux écailles chevauchantes. On restait une semaine entière, pour
rassembler les écorces, plantes et viandes que l’on ramènerait au village.
Enfant, il avait participé à ces expéditions aux côtés de son père, il se
souvenait de tortues énormes, par centaine et de leurs yeux aux larmes de sel
qui semblaient voir au loin, bien au-delà du temps. La vieille lui avait
raconté que les tortues emmenaient la pluie avec elles pour en ramener le beau
temps. Alors il s’adressait à elles, avec beaucoup de respect, comme aux dignes
représentantes de ce monde derrière l’autre où s’en allaient les morts et d’où
venaient les nouveau-nés. Il leur demandait des nouvelles du grand-père et il
voulait savoir comment c’était « là-bas » et qui fabriquait les petits
d’homme et où avait disparu sa mère. Un jour, il lui sembla que l’une d’entre
elles lui faisait signe et ce n’est que de justesse qu’on le retint alors qu’il
montait à dos de tortue « voir la demeure de la pluie ». Cette
« demeure » resta pour toujours un mystère, un de ces mythes auxquels
on croit sans y croire, mais dont la beauté reste entière.
Plus tard les Américains étaient venus et la chasse aux tortues avait été interdite. Ils avaient bien vu passer quelques blancs les années d’avant, surtout des Espagnols, qui s’intéressaient aux tortues ou qui recrutaient des guides pour Moraka, mais personne n’avait prévu cela. Il n’y avait pourtant rien à en dire : le Régime avait décidé dans la grande ville. Des Américains et des membres de l’université nationale vinrent leur faire un exposé sur qu’est-ce qu’une tortue de mer et de l’importance de les protéger. C’était beau, comme dans un livre, commenta l’intellectuel du village qui avait étudié à Valence avant de revenir au bercail (pourquoi ? Personne ne savait, mais cela semblait relever de la folie). Est-ce que leur chasse ne représentait pas un prélèvement minime avança le Botuku ? Est-ce qu’ils allaient à eux seuls en finir avec la race des tortues ? On leur répondit sur un ton légèrement condescendant. Il était de toute manière inutile de discuter avec ces gens-là : les blancs, les militaires, le parti, l’ethnie au pouvoir. Ils n’étaient que des villageois de la mauvaise ethnie, celle de l’île, la minoritaire, la potentiellement rebelle. Ils connaissaient leur place dans ce pays — en bas et en silence. Il est vrai qu’on n’était pas à une loi près, on était d’ailleurs toujours plus ou moins dans l’illégalité ici, c’était un truc du Régime pour maintenir la population sous contrôle. On était habitué à la contourner, la loi et au village c’était facile : le Régime et ses sbires étaient loin. Mais des militaires au rôle ambigus s’installèrent. Étaient-ils en charge de surveiller les Américains, les villageois ou de « faire respecter la loi » (ô combien mystérieuse) ? Toujours est-il que les villageois durent assurer leurs trois repas par jour et qu’on renonça par prudence aux tortues.
Son père travaillait désormais pour les Américains durant la saison sèche. Ses derniers établissaient des camps sur la plage du village et celle de Moraka. Les hommes comptaient les tortues, ceux qui savaient écrire les mesuraient et établissaient des relevés. Ils étaient aussi chargés de les protéger contre d’éventuels braconniers. Les Américains avaient cru ainsi neutraliser le braconnage en embauchant les chasseurs. Même si on regrettait les chasses d’antan, au village on s’accommodait du changement. Les Américains financèrent un artisanat local que personne n’acheta jamais sinon eux-mêmes. On apprit le nom scientifique des tortues, quelques mots d’Américains aux enfants. On se demandait pourtant, tantôt avec amusement, tantôt avec amertume si les Américains n’avaient pas des tortues à protéger chez eux, ou encore si ce ne seraient pas eux, qui, par-delà les océans, en finissaient avec les tortues voyageuses…
Paradoxalement, l’arrivée des Américains ou plus vraisemblablement des militaires fut marquée par l’apparition d’une chasse à la tortue d’une nouvelle sorte, génératrice de revenus jamais imaginés par les villageois. Des bateaux apparurent face aux plages, des bateaux trop gros pour appartenir à de simples citoyens : le genre de choses qui n’appartenaient qu’aux intouchables du pays. Les chasseurs, souvent des militaires, employés par Dieu sait qui et le diable, descendaient la nuit et chargeaient des dizaines de tortues dans les bateaux. Son père fut tué d’une balle en plein cœur. Dans la nuit il s’était vraisemblablement trompé d’adversaire, lui qui jurait à chaque saison que jamais il ne s’interposerait pour sauver une tortue (est-ce qu’il était blanc ou de la tribu des grands, lui, pour réclamer l’immunité dans ce pays ?) qu’il avait une famille, lui, pour mourir ainsi de stupidement. Ou peut-être qu’il avait simplement été là au mauvais moment, que le braconnier avait voulu l’effrayer et avait manqué son coup. Tout était possible et rien ne fut éclairci malgré la pression des universitaires américains. Puis toute la région fut déclarée parc naturel et toute chasse fut interdite. On refit un exposé sur la nécessité d’être acteur de la protection de son patrimoine, de son développement. On parla beaucoup avec ces mots qui plaisent à ceux qui les énoncent. On présenta le musée d’histoire naturelle de W. où se trouvaient quelques spécimens de l’île. On expliqua longuement ce qu’était un musée d’histoire naturelle, la conservation des espèces menacées. Le Botuku cette fois se tut : on savait maintenant que toute discussion était inutile. Patrimoine mon cul diraient les hommes, ils croient qu’on est dans un musée d’histoire naturelle ici ? Ils veulent nous empailler ? Mais la loi ne fut cette fois respectée qu’aux abords des camps, en présence des Américains. Les propres militaires ne voulaient pas renoncer au gibier qui était leur unique plaisir dans ce trou perdu.
Dis grand-mère, tu crois qu’elles préfèrent les Américains, les tortues ? Tu crois que c’est elles qui leur ont dit de venir ?
Puis on construisit la Route, cinq militaires s’installèrent cette fois définitivement à la barrière qui limitait l’accès au village et à la plage aux tortues. Ce n’était pas les tortues que le Régime voulait protéger, mais lui-même : dans un de ses accès de paranoïa chronique le Régime avait décidé que le village était une position stratégique, qu’il n’était pas à exclure que la centaine d’habitants puissent se rebeller (le Régime avait d’ailleurs sauvagement maté les « opposants » de cette ethnie il y avait quelques années de cela). On commença la construction d’une garnison militaire près du village puis on l’abandonna à moitié finie. Cela demeura comme une ultime menace : l’arrivée massive des parias, la fin du village, la fin de ce qui restait de la culture insulaire. Tout serait englouti par la férocité et l’arrogance du Régime comme la majorité des villages de l’île. Ceux qui ne vinrent jamais, ce furent les touristes : le Régime ayant fermé ses portes sur sa paranoïa.
Plus tard les Américains étaient venus et la chasse aux tortues avait été interdite. Ils avaient bien vu passer quelques blancs les années d’avant, surtout des Espagnols, qui s’intéressaient aux tortues ou qui recrutaient des guides pour Moraka, mais personne n’avait prévu cela. Il n’y avait pourtant rien à en dire : le Régime avait décidé dans la grande ville. Des Américains et des membres de l’université nationale vinrent leur faire un exposé sur qu’est-ce qu’une tortue de mer et de l’importance de les protéger. C’était beau, comme dans un livre, commenta l’intellectuel du village qui avait étudié à Valence avant de revenir au bercail (pourquoi ? Personne ne savait, mais cela semblait relever de la folie). Est-ce que leur chasse ne représentait pas un prélèvement minime avança le Botuku ? Est-ce qu’ils allaient à eux seuls en finir avec la race des tortues ? On leur répondit sur un ton légèrement condescendant. Il était de toute manière inutile de discuter avec ces gens-là : les blancs, les militaires, le parti, l’ethnie au pouvoir. Ils n’étaient que des villageois de la mauvaise ethnie, celle de l’île, la minoritaire, la potentiellement rebelle. Ils connaissaient leur place dans ce pays — en bas et en silence. Il est vrai qu’on n’était pas à une loi près, on était d’ailleurs toujours plus ou moins dans l’illégalité ici, c’était un truc du Régime pour maintenir la population sous contrôle. On était habitué à la contourner, la loi et au village c’était facile : le Régime et ses sbires étaient loin. Mais des militaires au rôle ambigus s’installèrent. Étaient-ils en charge de surveiller les Américains, les villageois ou de « faire respecter la loi » (ô combien mystérieuse) ? Toujours est-il que les villageois durent assurer leurs trois repas par jour et qu’on renonça par prudence aux tortues.
Son père travaillait désormais pour les Américains durant la saison sèche. Ses derniers établissaient des camps sur la plage du village et celle de Moraka. Les hommes comptaient les tortues, ceux qui savaient écrire les mesuraient et établissaient des relevés. Ils étaient aussi chargés de les protéger contre d’éventuels braconniers. Les Américains avaient cru ainsi neutraliser le braconnage en embauchant les chasseurs. Même si on regrettait les chasses d’antan, au village on s’accommodait du changement. Les Américains financèrent un artisanat local que personne n’acheta jamais sinon eux-mêmes. On apprit le nom scientifique des tortues, quelques mots d’Américains aux enfants. On se demandait pourtant, tantôt avec amusement, tantôt avec amertume si les Américains n’avaient pas des tortues à protéger chez eux, ou encore si ce ne seraient pas eux, qui, par-delà les océans, en finissaient avec les tortues voyageuses…
Paradoxalement, l’arrivée des Américains ou plus vraisemblablement des militaires fut marquée par l’apparition d’une chasse à la tortue d’une nouvelle sorte, génératrice de revenus jamais imaginés par les villageois. Des bateaux apparurent face aux plages, des bateaux trop gros pour appartenir à de simples citoyens : le genre de choses qui n’appartenaient qu’aux intouchables du pays. Les chasseurs, souvent des militaires, employés par Dieu sait qui et le diable, descendaient la nuit et chargeaient des dizaines de tortues dans les bateaux. Son père fut tué d’une balle en plein cœur. Dans la nuit il s’était vraisemblablement trompé d’adversaire, lui qui jurait à chaque saison que jamais il ne s’interposerait pour sauver une tortue (est-ce qu’il était blanc ou de la tribu des grands, lui, pour réclamer l’immunité dans ce pays ?) qu’il avait une famille, lui, pour mourir ainsi de stupidement. Ou peut-être qu’il avait simplement été là au mauvais moment, que le braconnier avait voulu l’effrayer et avait manqué son coup. Tout était possible et rien ne fut éclairci malgré la pression des universitaires américains. Puis toute la région fut déclarée parc naturel et toute chasse fut interdite. On refit un exposé sur la nécessité d’être acteur de la protection de son patrimoine, de son développement. On parla beaucoup avec ces mots qui plaisent à ceux qui les énoncent. On présenta le musée d’histoire naturelle de W. où se trouvaient quelques spécimens de l’île. On expliqua longuement ce qu’était un musée d’histoire naturelle, la conservation des espèces menacées. Le Botuku cette fois se tut : on savait maintenant que toute discussion était inutile. Patrimoine mon cul diraient les hommes, ils croient qu’on est dans un musée d’histoire naturelle ici ? Ils veulent nous empailler ? Mais la loi ne fut cette fois respectée qu’aux abords des camps, en présence des Américains. Les propres militaires ne voulaient pas renoncer au gibier qui était leur unique plaisir dans ce trou perdu.
Dis grand-mère, tu crois qu’elles préfèrent les Américains, les tortues ? Tu crois que c’est elles qui leur ont dit de venir ?
Puis on construisit la Route, cinq militaires s’installèrent cette fois définitivement à la barrière qui limitait l’accès au village et à la plage aux tortues. Ce n’était pas les tortues que le Régime voulait protéger, mais lui-même : dans un de ses accès de paranoïa chronique le Régime avait décidé que le village était une position stratégique, qu’il n’était pas à exclure que la centaine d’habitants puissent se rebeller (le Régime avait d’ailleurs sauvagement maté les « opposants » de cette ethnie il y avait quelques années de cela). On commença la construction d’une garnison militaire près du village puis on l’abandonna à moitié finie. Cela demeura comme une ultime menace : l’arrivée massive des parias, la fin du village, la fin de ce qui restait de la culture insulaire. Tout serait englouti par la férocité et l’arrogance du Régime comme la majorité des villages de l’île. Ceux qui ne vinrent jamais, ce furent les touristes : le Régime ayant fermé ses portes sur sa paranoïa.
Elle continue d’avancer. Sa destination ne fait désormais
aucun doute : Moraka, Bioko (3,12°N, 8,5°E). Elle va bientôt sortir de
l’eau. Contrairement à la croyance, elle ne retournera pas pondre au même
endroit.
Il va enfin pouvoir passer à la deuxième phase du projet. Maintenant qu’il est assuré que les capteurs et la batterie fonctionnent, il doit la récupérer. Depuis l’accouplement il attend avec angoisse : si la batterie soudain lâchait, si elle se faisait attraper par un filet… si elle n’arrivait jamais… il devait la récupérer, la ramener avec lui à l’institut. Une puce électronique sera implantée dans son aire cérébrale motrice à la manière des prothèses humaines de dernière génération. À la différence près que ce ne sera pas le cerveau qui contrôlera la pièce de métal, mais bien le métal — ici une paire d’électrodes reliée à une antenne qui contrôlera l’aire motrice et donc les mouvements de la tortue, shuntant la commande volontaire de l’animal. Une microdécharge électrique décidée depuis l’institut permettra de déclencher un mouvement vers la droite, vers la gauche, vers le fond… Béatrice passera quelque temps en captivité pour vérifier le fonctionnement de l’appareil puis le plus rapidement possible elle sera relâchée. Pour l’instant, deux tortues en captivité avaient déjà été équipées. Elles répondaient bien, aucune complication n’avait été observée. Mais certains pensaient qu’il pourrait y avoir des subtilités avec des individus sauvages, que l’instinct ou l’environnement pourrait en quelque sorte court-circuiter les ordres. Il était sûr qu’il n’en serait rien (d’ailleurs ces remarques n’étaient pour lui que des croyances, l’expression d’un besoin puéril de croire qu’il existait encore quelque chose que la technique ne pouvait soumettre). Béatrice serait la première tortue téléguidée à naviguer en haute mer. Le milliardaire qui la finançait avait dit dans l’une de ses rares communications qu’il saurait où l’envoyer, que Ted ne devait pas se préoccuper de la trajectoire, qu’il allait lui en donner des zones inconnues à explorer… Le scientifique n’avait pas tiqué : Béatrice devrait permettre de mieux connaitre l’océan et ses habitants et ainsi, comme il en convainquait les organisations environnementales (à défaut d’en être toujours convaincu), de mieux les protéger. Peu importait sa trajectoire, il y aurait toujours quelque chose à apprendre. Et d’ailleurs pour lui, c’était plutôt la faisabilité de l’opération qui l’intéressait. Et d’ailleurs peut-être même qu’il céderait le suivi de Béatrice à son dernier thésard, que lui il se concentrerait sur d’autres défis… Et d’ailleurs est-ce qu’il contrôlait la marche du monde, lui ? Il était déjà spécialiste en biotechnologie animale, lui.
Sur place, l’équipe américaine chargée de l’étude et de la protection des tortues marines est prévenue. Il est encore tôt pour la saison de ponte et les camps ne sont pas installés, mais ils seront là demain soir pour la recevoir et la garder jusqu’à ce qu’il arrive. Il pensait pouvoir arriver à temps, mais il ne connaissait pas ce pays : l’institut n’aura le visa que demain et de toute manière les vols sont rares. Quelque chose, il le sent, lui échappe : l’angoisse le rattrape.
Il va enfin pouvoir passer à la deuxième phase du projet. Maintenant qu’il est assuré que les capteurs et la batterie fonctionnent, il doit la récupérer. Depuis l’accouplement il attend avec angoisse : si la batterie soudain lâchait, si elle se faisait attraper par un filet… si elle n’arrivait jamais… il devait la récupérer, la ramener avec lui à l’institut. Une puce électronique sera implantée dans son aire cérébrale motrice à la manière des prothèses humaines de dernière génération. À la différence près que ce ne sera pas le cerveau qui contrôlera la pièce de métal, mais bien le métal — ici une paire d’électrodes reliée à une antenne qui contrôlera l’aire motrice et donc les mouvements de la tortue, shuntant la commande volontaire de l’animal. Une microdécharge électrique décidée depuis l’institut permettra de déclencher un mouvement vers la droite, vers la gauche, vers le fond… Béatrice passera quelque temps en captivité pour vérifier le fonctionnement de l’appareil puis le plus rapidement possible elle sera relâchée. Pour l’instant, deux tortues en captivité avaient déjà été équipées. Elles répondaient bien, aucune complication n’avait été observée. Mais certains pensaient qu’il pourrait y avoir des subtilités avec des individus sauvages, que l’instinct ou l’environnement pourrait en quelque sorte court-circuiter les ordres. Il était sûr qu’il n’en serait rien (d’ailleurs ces remarques n’étaient pour lui que des croyances, l’expression d’un besoin puéril de croire qu’il existait encore quelque chose que la technique ne pouvait soumettre). Béatrice serait la première tortue téléguidée à naviguer en haute mer. Le milliardaire qui la finançait avait dit dans l’une de ses rares communications qu’il saurait où l’envoyer, que Ted ne devait pas se préoccuper de la trajectoire, qu’il allait lui en donner des zones inconnues à explorer… Le scientifique n’avait pas tiqué : Béatrice devrait permettre de mieux connaitre l’océan et ses habitants et ainsi, comme il en convainquait les organisations environnementales (à défaut d’en être toujours convaincu), de mieux les protéger. Peu importait sa trajectoire, il y aurait toujours quelque chose à apprendre. Et d’ailleurs pour lui, c’était plutôt la faisabilité de l’opération qui l’intéressait. Et d’ailleurs peut-être même qu’il céderait le suivi de Béatrice à son dernier thésard, que lui il se concentrerait sur d’autres défis… Et d’ailleurs est-ce qu’il contrôlait la marche du monde, lui ? Il était déjà spécialiste en biotechnologie animale, lui.
Sur place, l’équipe américaine chargée de l’étude et de la protection des tortues marines est prévenue. Il est encore tôt pour la saison de ponte et les camps ne sont pas installés, mais ils seront là demain soir pour la recevoir et la garder jusqu’à ce qu’il arrive. Il pensait pouvoir arriver à temps, mais il ne connaissait pas ce pays : l’institut n’aura le visa que demain et de toute manière les vols sont rares. Quelque chose, il le sent, lui échappe : l’angoisse le rattrape.
Elle peut déjà voir le fond par endroit, les rochers
noirs comme des coussins, l’éclat vert d’une péridotite arrachée par la lave,
des profondeurs volcaniques. Elle sent la houle forcir à mesure qu’elle avance
de son allure égale. Il ne reste plus beaucoup de temps. Des bancs de poissons
multicolores, des poissons-chirurgiens, des poissons-clowns, des espadons, des
colorados,… Puis un banc de sardines, des millions autour d’elle comme une
pluie argentée qui se courbe pour la laisser passer.
Bientôt elle sera sur terre et l’angoisse la gagne. Pour quelques heures ses repères disparaîtront. Elle sera seule avec la vie qu’elle porte en elle, qui l’isole. La peur s’empare d’elle et elle accélère. Ce que demande la vie pour se perpétuer. Des millions d’alevins et quelques serpents de mer balancent leur tête et à la surface c’est le cri d’une aigrette sur la nuit qui balaie les jeux du crépuscule.
Bientôt elle sera sur terre et l’angoisse la gagne. Pour quelques heures ses repères disparaîtront. Elle sera seule avec la vie qu’elle porte en elle, qui l’isole. La peur s’empare d’elle et elle accélère. Ce que demande la vie pour se perpétuer. Des millions d’alevins et quelques serpents de mer balancent leur tête et à la surface c’est le cri d’une aigrette sur la nuit qui balaie les jeux du crépuscule.
Le lendemain on l’appelle. Sur l’île, c’est le soir et une tempête se
prépare, est-ce qu’il est sûr que la tortue pense arriver quand même. Il est
sûr — sur son ordinateur portable le signal continue d’avancer en direction de
la côte. Il n’y a pas de doute possible. L’homme au téléphone lui explique
qu’il est dangereux de se rendre à Moraka par ce temps, qu’il faudra faire le
chemin à pied (en bateau, c’est à proprement parler du suicide) et que dans la
nuit et sous l’orage il ne sait pas si cela sera possible. Assis dans le
non-lieu aéroportuaire il se met à crier au bout du fil : on ne peut pas
la manquer, c’est des milliers de dollars, c’est des années de travail…
Pourquoi ils ne sont pas partis avant ? On comprend, bien sûr, peut-être
si quelques habitants du village le plus proche acceptent de les guider, mais
il doit comprendre aussi, ici ces choses-là peuvent être mortelles. Alors oui
ils feront leur possible, mais ils ne peuvent rien promettre. Et puis ça coupe,
la connexion est mauvaise dans ce pays, à ce qu’on en dit. Il veut jeter le
smartphone contre le mur, le faire éclater en mille morceaux, secouer
l’espace-temps.
Demeurer policé : exercices de yoga nouvelle génération — inspiration – expiration – méditation — Vidéo ASMR
Il regarde l’horloge numérique du hall d’embarquement au design minimaliste. Ici le matin n’a pas de météo. Il fait blanc resplendissant : la pièce semble avoir été stérilisée la veille. Les grandes baies vitrées donnent sur la piste. Avion, autobus, valise, chien encagé mal en point, porte-palette, avion. Rien ne traîne, aucune trace des aléas du vivant. Même les balayeurs et leurs ronchonnements trop humains ont disparu. Il ne lui reste plus qu’à attendre. Alors pour ne pas perdre de temps il clique sur le fichier des derniers articles d’intérêt : il a de la lecture en retard dans les prodigieuses avancées de l’humanité (1,8 million d’articles scientifiques chaque année il a lu quelque part).
Dis papa, quand tu la verras la tortue, tu lui demanderas comment elle s’appelle ? Tu sais une tortue comme ça elle peut pas s’appeler Béatrice…
Quand il a ramené le poisson à la vieille elle lui a dit qu’elle avait eu un rêve. Elle avait vu un enfant descendre de la carapace d’une énorme tortue. Elle avait reconnu le piton rocheux autour duquel tournaient les oiseaux, là-bas sur la plage à Moraka. L’enfant souriait et dans sa main il tenait un œuf. Je suis sure qu’elle viendra, elle avait dit. Cette nuit même. Rapporte ses œufs à ta femme, tu sais bien comment vont ses choses elle avait dit. Il n’avait pas osé y croire. Cela faisait dix ans que sa femme et lui espéraient un enfant. Il ne croyait pas à ses superstitions. Mais quand sa femme vint lui servir à manger, ses yeux brillaient et quand elle le regarda, il crut y voir un signe : juste assez pour se convaincre des mystères de ce monde.
Les hommes connaissaient les pouvoirs de la vieille, néanmoins ils demeurèrent sceptiques quand il leur dit que celle-ci avait prédit la venue d’une tortue. Un orage, une tempête se préparait, c’était dangereux d’aller à Moraka pour un simple rêve. Et si elle ne venait pas ? Les fleuves débordaient de leur lit, se mêlaient à la mer. Il faudrait s’attacher pour ne pas être noyé. Mais justement parce que c’était un rêve, ils finirent par accepter, car les rêves n’ont peur de rien.
Est-ce qu’ils veulent mourir, de se rendre à Moraka par ce temps ? Personne ne les accompagnera gronde le Botuku. Si des hommes mouraient pour gagner un peu d’argent qui en répondrait ? Si eux-mêmes mouraient, on le jetterait en prison. Demain matin, demain matin il sera bien temps. Ils devraient d’ailleurs retourner en ville avant que le vent ne se lève pour de vrai. Qui sait ? Et dans la voiture ils jurent que le vieillard avait souri trop largement. Ils ont la désagréable impression de s’être fait berner. Alors ils seront là, demain aux aurores, avec la ténacité du bon citoyen américain, avec un peu de chance la tortue aussi sera retardée par la tempête, avec un peu de chance elle les attendra. Et cet homme au bout du fil qui n’arrête pas de crier. Un scientifique, un professeur, est-ce qu’on peut lui en vouloir de son intolérable dévouement ?
À la surface, elle heurte une coco voyageuse, un tronc de bananier arraché. Elle entend un craquement et elle sent l’air chargé d’électricité. Elle ne peut plus renoncer et prise dans la tempête il ne lui reste qu’à se démener. Cette douleur qu’elle devra dépasser pour lutter contre l’orage qui manque de la jeter contre les récifs. Elle ne sent déjà plus l’une de ses pattes, son cœur s’emballe et ses sens s’affolent comme la nage désespérée de ses fils qui se jetteront pour la première fois à la mer.
Ils sont trempés, mais ils marchent, infatigables, heureux. Ils sont partis depuis hier soir six heures. Et cela fait des heures qu’ils marchent, dans la nuit et l’orage qui ne faiblit pas, se relayant par groupe de quatre pour porter l’énorme carapace remplie de chair. Ils ont eu de la chance. Ce n’est pas encore la saison de la ponte et les Américains ne sont pas encore là. Ils l’ont trouvée comme elle l’avait dit. Elle avait un truc bizarre sur la carapace. Ce truc ils l’ont découpé à la machette puis ils l’ont laissé sur la plage, à la merci des vagues qui se déchaînent, c’était peut-être une balise GPS, c’était surement un signe. La pluie a déjà lavé le sang. Personne n’en saura rien. La vieille a dit qu’elle viendrait et elle est venue. Alors le monde n’est pas mort et les quelques œufs dans sa poche ont le poids de leur or. Le soleil se lève derrière les nuages noirs et ils doivent se dépêcher avant que la marée ne monte, avant que les militaires de garde ne réclament leur part. Mais ils sont heureux, insouciants même, depuis longtemps ils ont appris à jouer avec les éléments, les envahisseurs, le Régime et tout le reste pour demeurer des hommes. Et demain les Américains ne verront rien.
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Il regarde l’horloge numérique du hall d’embarquement au design minimaliste. Ici le matin n’a pas de météo. Il fait blanc resplendissant : la pièce semble avoir été stérilisée la veille. Les grandes baies vitrées donnent sur la piste. Avion, autobus, valise, chien encagé mal en point, porte-palette, avion. Rien ne traîne, aucune trace des aléas du vivant. Même les balayeurs et leurs ronchonnements trop humains ont disparu. Il ne lui reste plus qu’à attendre. Alors pour ne pas perdre de temps il clique sur le fichier des derniers articles d’intérêt : il a de la lecture en retard dans les prodigieuses avancées de l’humanité (1,8 million d’articles scientifiques chaque année il a lu quelque part).
Dis papa, quand tu la verras la tortue, tu lui demanderas comment elle s’appelle ? Tu sais une tortue comme ça elle peut pas s’appeler Béatrice…
Quand il a ramené le poisson à la vieille elle lui a dit qu’elle avait eu un rêve. Elle avait vu un enfant descendre de la carapace d’une énorme tortue. Elle avait reconnu le piton rocheux autour duquel tournaient les oiseaux, là-bas sur la plage à Moraka. L’enfant souriait et dans sa main il tenait un œuf. Je suis sure qu’elle viendra, elle avait dit. Cette nuit même. Rapporte ses œufs à ta femme, tu sais bien comment vont ses choses elle avait dit. Il n’avait pas osé y croire. Cela faisait dix ans que sa femme et lui espéraient un enfant. Il ne croyait pas à ses superstitions. Mais quand sa femme vint lui servir à manger, ses yeux brillaient et quand elle le regarda, il crut y voir un signe : juste assez pour se convaincre des mystères de ce monde.
Les hommes connaissaient les pouvoirs de la vieille, néanmoins ils demeurèrent sceptiques quand il leur dit que celle-ci avait prédit la venue d’une tortue. Un orage, une tempête se préparait, c’était dangereux d’aller à Moraka pour un simple rêve. Et si elle ne venait pas ? Les fleuves débordaient de leur lit, se mêlaient à la mer. Il faudrait s’attacher pour ne pas être noyé. Mais justement parce que c’était un rêve, ils finirent par accepter, car les rêves n’ont peur de rien.
Est-ce qu’ils veulent mourir, de se rendre à Moraka par ce temps ? Personne ne les accompagnera gronde le Botuku. Si des hommes mouraient pour gagner un peu d’argent qui en répondrait ? Si eux-mêmes mouraient, on le jetterait en prison. Demain matin, demain matin il sera bien temps. Ils devraient d’ailleurs retourner en ville avant que le vent ne se lève pour de vrai. Qui sait ? Et dans la voiture ils jurent que le vieillard avait souri trop largement. Ils ont la désagréable impression de s’être fait berner. Alors ils seront là, demain aux aurores, avec la ténacité du bon citoyen américain, avec un peu de chance la tortue aussi sera retardée par la tempête, avec un peu de chance elle les attendra. Et cet homme au bout du fil qui n’arrête pas de crier. Un scientifique, un professeur, est-ce qu’on peut lui en vouloir de son intolérable dévouement ?
À la surface, elle heurte une coco voyageuse, un tronc de bananier arraché. Elle entend un craquement et elle sent l’air chargé d’électricité. Elle ne peut plus renoncer et prise dans la tempête il ne lui reste qu’à se démener. Cette douleur qu’elle devra dépasser pour lutter contre l’orage qui manque de la jeter contre les récifs. Elle ne sent déjà plus l’une de ses pattes, son cœur s’emballe et ses sens s’affolent comme la nage désespérée de ses fils qui se jetteront pour la première fois à la mer.
Ils sont trempés, mais ils marchent, infatigables, heureux. Ils sont partis depuis hier soir six heures. Et cela fait des heures qu’ils marchent, dans la nuit et l’orage qui ne faiblit pas, se relayant par groupe de quatre pour porter l’énorme carapace remplie de chair. Ils ont eu de la chance. Ce n’est pas encore la saison de la ponte et les Américains ne sont pas encore là. Ils l’ont trouvée comme elle l’avait dit. Elle avait un truc bizarre sur la carapace. Ce truc ils l’ont découpé à la machette puis ils l’ont laissé sur la plage, à la merci des vagues qui se déchaînent, c’était peut-être une balise GPS, c’était surement un signe. La pluie a déjà lavé le sang. Personne n’en saura rien. La vieille a dit qu’elle viendrait et elle est venue. Alors le monde n’est pas mort et les quelques œufs dans sa poche ont le poids de leur or. Le soleil se lève derrière les nuages noirs et ils doivent se dépêcher avant que la marée ne monte, avant que les militaires de garde ne réclament leur part. Mais ils sont heureux, insouciants même, depuis longtemps ils ont appris à jouer avec les éléments, les envahisseurs, le Régime et tout le reste pour demeurer des hommes. Et demain les Américains ne verront rien.
Parmi nous beaucoup sont morts et d’autres encore
mourront, mais certains sont vivants et ils nous entraînent avec eux dans
l’océan, à la poursuite de l’immense, dans cet incroyable Tout qui nous
enveloppe.
Déjà je sais, dans le ventre de ma mère. Je sais que je viens trop tard et que nos vies ont été violées depuis longtemps. Déjà pourtant j’aime la vie, inconditionnellement, et nos forêts et nos mers et ces bêtes qui souffrent avec nous sur ces terres.
Alors ils l’ont mangé Béatrice… Et ça avait quel goût ? Tu sais toi papa ?
Déjà je sais, dans le ventre de ma mère. Je sais que je viens trop tard et que nos vies ont été violées depuis longtemps. Déjà pourtant j’aime la vie, inconditionnellement, et nos forêts et nos mers et ces bêtes qui souffrent avec nous sur ces terres.
Alors ils l’ont mangé Béatrice… Et ça avait quel goût ? Tu sais toi papa ?